CORRESPONDANCES AVEC G.BIZET

 

(Gounod est en route pour Londres)

Calais, mardi 15 octobre 1872.

 

Cher ami

Je n'ai le temps que de répondre, pour le moment, à la partie musicale de ta bonne longue lettre que j'ai reçue presqu'au moment de quitter Bruxelles, et au milieu de ce vaste bousculis qui précède et accompagne un départ. Je remets donc aux premiers jours de ma réinstallation à Londres ma réponse à la partie amicale de cette lettre, aux effusions de laquelle j'ai été d'autant plus sensible qu'elle m'explique aujourd'hui ce qui les avait, pour un temps, gênées et suspendues. J'espère que tu m'as assez connu pour me reconnaître toujours, et pour savoir que moi non plus je n'arrache pas facilement ce qui a poussé dans mon coeur.
Donc, quelques lignes relatives à Romeo, pour que tu aies le plus tôt possible les renseignements que tu me demandes quant aux coupures.

- 2e acte:
Je demande qu'on dise DEUX FOIS l'ensemble: "De cet adieu". Sans cela l'expression de cette dernière période du duo n'a plus de force, et le morceau plus de forme. Jusqu'à quand ignorera-t-on qu'à force de vouloir aller au plus vite on reste dans le plus obscur, et que la saveur et la clarté d'une phrase musicale tiennent le plus souvent à une juste appréciation du temps qu'elle prend ?

-3e acte:
Suppression du choeur des moines, et de l'air de Frère Laurent - la version du Théâtre Lyrique.

-Trio du mariage.
Une seule fois "O pur bonheur !" est bien court et étranglé. Je fais la même objection et la même demande que pour la fin du duo de l'acte précédent: et d'autant plus que, de trio, cette phrase devient quatuor (si j'ai bonne mémoire) par l'intervention de la nourrice.

-Final.
SANS HESITATION AUCUNE, terminer par: "Non ! je mourrai, mais je veux la revoir". La reprise de l'ensemble: "Capulets ! Montaigus !" n'a pas l'ombre de raison d'être; c'est une reprise suggérée par le pur désir de refaire beaucoup de bruit dans l'espoir de faire... DE L'EFFET !

-4e acte.
Une seule strophe de Capulet avant l'ensemble en qualuor. - Soit.
Quant au tableau de l'Epithalame, je suis absolument de ton avis. Coupure du choeur en la, et rétablissement de l'ensemble en fa.

-5e acte.
L'Entr'acte en ut mineur est ABSOLUMENT NECESSAlRE. Qu'on supprime le récit de Frère Laurent et de Frère Jean, je crois que l'absence de ce point sur l'I est sans inconvénient pour l'intelligence de la pièce.

Maintenant adieu, et à bientôt; je te parlerai de Reyer; j'ai à te proposer là-dessus, pour suppléer à mon absence, un expédient qui est peut-être bon.

Je t'embrasse ainsi que ta Geneviève.

 

Ton Gounod


 

Londres - Tavistock House. Tavistock Square.
29 octobre 1872

 

Cher ami,

Réponse immédiate à ta lettre, puisque tu le demandes, mais pardonne mon griffonnage: j'ai reçu aujourd'hui monceau de lettres de Paris et de Belgique, et toutes attendent courrier par courrier, excepté M. de Choudens, à qui je peux répondre demain.
Je te réponds par ordre:

1° La cavatine « Ah ! lève-toi soleil !" en si bémol, c'est entendu: c'est bien dommage de perdre la teinte de si bécarre calculée sur la palette générale de l'acte: mais enfin, dans ce siècle "Galin-Paris-Chevé", où la tonalilé est indifférente, si bémol est aussi bon qu'ut.
J'adopte la deuxième version: "ré bémol", comme transition, à la place de ré bécarre majeur.

2° Trio du mariage: Hélas ! à quoi bon tenir à une chose qui a contre elle la fatigue des interprètes ! Je regrette extrêmement qu'on ne dise la phrase finale qu'une fois: elle n'est moralement complète qu'avec la redite. Qu'on fasse comme on voudra, mais je suis certain que le morceau y perd.

3° Ismaël. Il faut bien lui faire faire ce qu'il peut, puisqu'il ne peut pas faire ce qu'il y a ! Que veux-tu ? Frère Laurent est une basse, et Ismaël un artiste. Donc, passons. Je ne regrette qu'une chose, c'est l'altération de sa mélopée monacale dans la première partie du trio: "Leur inséparable union" et autres passages; le caractère avait été cherché dans la forme vocale; ainsi le passage: "Que leur vieillesse heureuse" perd toute son austérité par la forme ascendante substituée à la descendante !!! Hélas ! hélas ! --Enfin ! amen !

Je te suis absolument reconnaissant et redevable du soin, de l'amitié et de l'intelligence que tu dépenses pour mon pauvre enfant !

Je t'embrasse [toi et ta Geneviève] et te charge de tous mes souvenirs pour mes interprètes, pour Barbier, Du Locle, etc..

 

Ton Gounod

Est-ce que je ne connaîtrai pas la soeur cadette de Diamileh: L'Arlésienne ?


 

 

Londres. Tavistock Square.
25 janvier 1873.

 

Cher Bizet

J'apprends que "Roméo" vient de faire son apparition devant le public de l'Opéra-Comique, et je croirais manquer à l'amitié que je te porte autant qu'à celle que tu m'as témoignée, si je ne te remerciais de la part essentielle que tu as prise à cet accouchement, part à laquelle doit revenir, sans nul doute, bonne quantité du succès de l'oeuvre et de la représentation.

Je n'aime pas les ingrats, j'en connais beaucoup, et je serais désolé d'en grossir la liste douloureuse. Je sais que les qualités qui peuvent se trouver dans une oeuvre ont une bien faible chance d'action sur le public si elles ne sont mises en évidence par les facultés de ceux qui sont chargés d'enseigner l'oeuvre ou de l'interpréter: je sais cela trop bien pour ne pas apprécier à toute sa valeur les services que m'ont rendus une intelligence aussi délicate et une obligeance aussi zélée que celles dont tu as fait preuve dans cette circonstance.

[On me monte ta lettre à l'instant: il est onze heures 1/2, le temps doit avoir été bien mauvais pour avoir ainsi retardé le courrier de Paris qui arrive d'ordinaire avant 9 heures. Merci, cher ami, de ton affectueux empressement: je regrette qu'il ait devancé cette lettre; mais, comme tu auras pu l'apprendre par Du Locle à qui j'ai écrit hier à la hâte, mon désir était de t'ecrire dès que j'aurais un moment pour le faire.]

Merci encore, embrasse bien pour moi ta chère Geneviève, et sois assuré des meilleurs sentiments de ton dévoué vieil ami.

Ch. Gounod

 

P.-S. Je t'enverrai sous peu quelques brins de ma musique qui t'intéresseront peut-être: je l'espère du moins.

 

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