CORRESPONDANCES AVEC E.DUBUFFE

 

(La guerre fait rage en France)

8 Morden Road, Blackheath Park,

Mardi, 8 novembre 1870.

 

Mon Edouard,

Voici encore que nous allons changer de domicile: nous quittons Morden Road samedi pour aller nous installer à Londres, où il va être indispensable que je sois pour mon travail et mes affaires. Il va falloir se remettre à l'oeuvre et à la vie utile, car je ne peux pas me laisser plus longtemps éteindre et anéantir dans une tristesse sans fin et sans fruit! Un mois de plus et je serais incapable de quoi que ce soit. Si je peux produire et vendre, je vendrai; si je suis obligé de donner des leçons, j'en donnerai: car, hélas! I'armistice se gâte, et ce que sera l'hiver chez nous, personne ne le sait. Voilà donc notre pauvre volière dispersée, mon ami! Non les coeurs, mais les yeux et « je ne suis pas de ceux qui disent: ce n'est rien!... je dis que c'est beaucoup! » - comme le bon La Fontaine. Dis à mon cher petit Guillaume combien ses lettres sont précieuses, non seulement au coeur de sa grand-mère, mais à la tendresse de son oncle, qui cherche et suit, avec une sollicitude que j'oserai presque appeler maternelle, la trace te tous ses sentiments, les élans de sa nature, les éléments de son avenir, le mouvement de sa pensée, tout cet ensemble enfin se composant en nous de ce qui persiste et de ce qui se transforme. Tout ce que je vois en lui est bien bon et de bien bon augure, et les graves et tragiques événements dont le tumulte accompagne son entrée dans la vie auront donné à toutes ses qualités l'âge que la paix leur eût peut-être donné vingt ans plus tard.

Tout le monde va bien. Jean et Jeanne embrassent tendrement leurs oncles et cousins.

 

CHARLES GOUNOD


 

(Gounod est encore en Angleterre)

Le 25 décembre 1870.

 

Mon Édouard,

C'est un triste jour de l'an que celui que nous allons traverser si loin les uns des autres, et séparés depuis si longtemps! Plus de foyer, I'éloignement des siens, I'absence et la dispersion des amis, I'angoisse de tout instant sur le sort, la santé, la vie de ceux qu'on aime, des existences fauchées par milliers, des carrières anéanties, suspendues ou entravées, des familles ruinées, des provinces ravagées, et au bout de tout cela une solution encore inconnue: voilà le bilan et le testament de l'année qui va mourir après avoir englouti tant de victimes et répandu tant de désastres! Voilà le résultat actuel du Progrès humain. Si c'est aux fruits qu'on juge l'arbre, et si, comme cela est incontestable, la valeur des causes doit se mesurer à celle des effets, il faut reconnaître que, pour en arriver où nous sommes, la sagesse humaine a dû faire bien fausse route, et que cette raison, de l'émancipation de laquelle nous sommes si jaloux, n'a pas de quoi se montrer bien fière de son indépendance et de ses enseignements! Si tant de malheurs ont pu nous instruire et nous ramener à la simplicité du vrai, et au vrai de la simplicité, tout ne sera pas perdu, et quelque chose de précieux et de salutaire y aura été gagné, car tout se tient ici-bas, les conséquences du faux comme celles de la vérité; telle la sève, tel le fruit.
Que va nous apporter 1871? Je ne le sais; mais il me semble que ce devra être, en bien ou en mal, une année décisive, non pas pour nous seulement, mais pour l'Europe, pour ce qu'on nomme le monde civilisé. Il faut enfin savoir à quoi s'en tenir; il est temps que les nations soient fixées sur ce qui doit les faire vivre ou mourir, les rendres fortes ou faibles, leur donner la lumière ou l'ombre, les sauver des expédients pour les asseoir sur des fondements solides et durables. Les sciences font ainsi: la politique est une science; elle doit avoir sa base et ses procédés de construction... Enfin!...
Mille tendresses d'Anna et de grand-mère.

 

CHARLES GOUNOD

 

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