à Monsieur Pigny,
La Luzerne, mardi 28 août 1855.
Mon bon et cher Pigny, Dans la lettre que je reçois d'elle aujourd'hui, ma mère me parle, avec la reconnaissante émotion d'un coeur qui s'y connaît, des attentions toutes filiales que vous lui avez témoignées depuis mon départ et des précautions délicates dont vous lui avez offert d'entourer, par votre assistance personnelle, son déménagement de la campagne, pénible à ses années déjà lourdes, si réduit qu'il soit par la simplicité de ses habitudes et de sa vie. Vous qui avez, dit-on, une mère Dévouement, une mère Abnégation (j'emploie les noms à dessein, car les épithètes ne suffisent pas pour ces sortes de coeur-là), vous me comprendrez si je vous dis que donner à ma mère, c'est me donner, à moi, ce qui m'est le plus doux et le plus cher: car c'est me suppléer et m'aider dans une oeuvre que je n'accomplirai jamais selon mon coeur, c'est-à-dire lui rendre une faible partie de ce que sa longue, digne et laborieuse existence m'a prodigué de soins, de sacrifices, d'inquiétudes, de dévouements de tout genre; en un mot, nous avons été toute sa vie, elle n'aura été qu'une portion de la nôtre!... Croyez, mon cher Pigny, que je suis profondément touché de voir votre âme déjà si parente pour moi, et rien, avec l'affection unanime qu'on vous porte ici, ne pouvait vous donner plus de titres et plus de droits à la mienne que la pieuse déférence dont vous avez fait si cordialement l'hommage à ma vénérée et bien-aimée mère.
CHARLES GOUNOD
(Gounod écrit de Londres alors qu'en France la guerre fait rage) Cher ami, Ta lettre du 12 m'arrive à l'instant, et je me mets de suite en devoir d'y répondre, dans l'espoir que celle-ci arrivera peut-être à temps à Versailles pour t'y recevoir à ta rentrée dans la chère maison fraternelle, et que tes deux frères pourront fêter ton retour chacun à leur façon, l'un par la paix de son jardin, I'autre par quelques lignes venues d'outre mer; I'un en t'ouvrant sa porte, I'autre en t'ouvrant ses bras; tous deux en t'ouvrant leur coeur, où tu sais la place que tu occupes! Hélas! mon ami, mon cher frère, j'entends comme toi cet horrible canon dont le grondement te navre et te désespère à si juste titre! En suivant pas à pas la marche des événements et les diverses phases du conflit ou plutôt de la pétaudière qui les produit et qui les entretient, j'en arrive à sentir tomber une à une, je ne dirai pas mes illusions (le nom ne serait pas digne de la chose et n'en vaudrait pas le deuil!...) mais mes espérances, au moins actuelles ou prochaines, sur l'avènement d'un nouvel étage dans la construction de cette maison morale qu'on appelle la Liberté, et qui est pourtant la seule habitation digne de la race humaine. Non, je le répète, ce ne sont pas des illusions qui disparaissent: la Liberté n'est pas un rêve ; c'est une terre de Chanaan, une véritable Terre promise. Mais, nous ne la verrons encore que de loin, comme les Hébreux: pour y entrer, il faut que nous devenions le peuple de Dieu. La Liberté est aussi réelle que le ciel: c'est un ciel sur la terre; c'est une patrie des élus; mais il faut la mériter et la conquérir, non par des tyrannies, mais par des dévouements; non en pillant, mais en donnant; non en tuant, mais en faisant vivre moralement et matériellement. Moralement surtout, car, lorsque la besogne morale sera bien comprise, bien déterminée, la question matérielle ira de soi: l'hygiène de l'homme d'abord; puis ensuite celle de la bête. C'est la marche de la justice: c'est pourquoi c'est la marche logique. Quand je repasse en moi-même où nous ont conduits (jusqu'à présent, du moins) toutes les générosités morales, tous les crédits de confiance dont l'humanité politique et sociale a été l'objet jusqu'à ce jour, je ne puis m'empêcher de reconnaître que l'homme a été traité en enfant gâté; je me demande si on n'a pas devancé, par une prodigalité imprudente et téméraire, la distribution opportune et sage de tous ces dons que l'âge de majorité est seul capable de comprendre et d'utiliser. Nous avons encore besoin de tuteurs; et, maître pour maître, j'en aime mieux un que deux cent mille: on peut se délivrer d'un tyran (la mort naturelle, ce qu'on appelle la belle mort, peut s'en charger); mais une tyrannie collective, compacte, renaissant d'elle-même et s'alimentant sans cesse de ses victimes, dont elle se fait comme un engrais perpétuel, il est impossible que ce soit là le plan sur lequel Dieu a jeté le mouvement humain. Maintenant, si on voulait presser toutes les conséquences de ceci, on arriverait à cette conclusion: « La Liberté n'est que l'accomplissement volontaire et conscient de la justice. » Et comme la justice est d'obéir à des lois éternelles et immuables, il s'ensuit que, pour être libre, il faut être soumis. Voilà la fin de tout argument et la base de toute vie... Je bavarderais longtemps là-dessus (et toi aussi); mais, je ne dois pas oublier que ma lettre ne sera pas seule sous cette enveloppe. Je t'embrasse donc, toi et ta Berthe, de tout mon coeur. Ton frère, CHARLES GOUNOD
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