Conférence "Autour de ..."

Conférence "Autour de Gounod" rédigée par mon grand-père Jean-Pierre Gounod, donnée à Genève
en 1984 devant les amis des "Rencontres du Lundi" du "Cercle des Amitiés internationales"

 

Introduction

 

Parler de Charles Gounod alors que tant de personnes éminentes ont déjà parlé de lui, écrit sur sa vie et son oeuvre, ce n'est pas chose simple, encore moins lorsqu'il revient à son arrière petit-fils de le faire. Et pourtant, la permanence de son succès, malgré les critiques dont il pu faire l'objet, justifie que l'on se pose la question: pourquoi ce succès? pourquoi cette faveur du public, encore aujourd'hui?

 

Dans mon enfance, j'entendais mon père évoquer le jour ou Gounod "tomberait dans le domaine public. Cette fin que je jugeais tragique, était pour moi synonyme d'accident, d'abandon, de déchéance, ne percevant pas alors qu'il s'agissait simplement de droits d'auteur, de la limite des retombées financières héritées de la capacité créatrice de l'ancêtre ! Gounod est aujourd'hui "tombé" comme on dit, dans le "domaine public" cette "décharge publique" où les oeuvres d'art ne doivent plus rien à la descendance de ceux qui les ont produites. Mais ce domaine public l'a accueilli à bras ouverts et découvre encore les nombreux aspects variés de sa nature si riche et de son génie dont on aime dire qu'il est "si français"!

 

Évoquant rapidement Gounod on pourrait dire et ne dire que ce que Vincent d'Indy a lui-même écrit: "Gounod est l'inventeur du retard de la quinte dans l'accord de septième dominante" ! Ce serait probablement déjà un titre de gloire suffisant, mais que saurait-on d'Einstein si on se bornait à rappeler que e=mc2.

 

"Beaucoup de gens sans parti-pris, c'est à dire qui ne sont pas musiciens, note Claude Debussy, se demandent pourquoi l'Opéra s'obstine à jouer Faust ?"  Il y a à cela plusieurs raisons dont la meilleure est que l'art de Gounod représente un moment de la sensibilité française. Qu'on le veuille ou non, ces choses là ne s'oublient pas..."

 

 

 

 

Autour de Gounod

 

Puisqu'on m'a suggéré le thème: "autour de Gounod", je pense qu'il n'est pas inutile de s'arrêter un moment sur quelques événements du siècle dernier et de prendre conscience de la contemporanéité de quatre compositeurs qui ont marqué ce siècle: Verdi, Wagner, Gounod et Offenbach, ainsi que de la richesse exceptionnelle des vingt années qui vont de I850 à I870. Ceux qui les vécurent en furent-ils conscients ?

 

VERDI: I8I3-I90I

 

Rigoletto 185I

Traviata 1853

La force du destin 1862

Don Carlos 1867

 

 

WAGNER: I8I3-I883

 

Tristan 1865

Les Maîtres chanteurs 1868

L'Or du Rhin 1869

La Walkyrie 1870

 

 

GOUNOD: I8I8-I893

 

Faust 1859

Mireille 1864

Roméo et Juliette 1867

 

 

OFFENBACH: I8I9-I880

 

Orphée aux Enfers 1858

La belle Hélène 1864

La Vie parisienne 1866

La Grande Duchesse de Gérolstein 1867

 

 

Oui, nous avons voulu associer Offenbach à ce rappel, car celui qu'on a méchamment surnommé : "le Mozart des boulevards" a marqué une époque de sa verve de sa gaîté et de son apparente insouciance. Sait-on que La belle Hélène fut créée la même année que Mireille ? Paris qui ne songeait qu'à s'amuser ne voulut pas de Mireille, même avec la fin heureuse imposée à Gounod ! De même, Roméo et Juliette fut créé la même année que La Grand-Duchesse de Gérolstein. Aussi, à cette époque où la légèreté et disons-le, parfois le mauvais goût, aidaient à oublier les grands problèmes de l'heure, Gounod ne plaisait pas, était rejeté. "Gounod n'est pas français mais belge; sa composition ne porte pas le caractère des Écoles françaises ou italiennes modernes, mais bien celui de l'Ecole allemande dans laquelle il a été élevé et s'est développé. La musique de ce Flamand est germanique, et réellement elle est bien plus allemande que celle du Berlinois Meyerbeer ou celle du Francfortois Offenbach" ! Gounod ainsi naturalisé Flamand, sa musique n'en conquit pas moins l'Europe et Gounod alla lui-même diriger Faust à Hambourg et à Hanovre où il fut acclamé. Mais, que se passait-il alors en Europe ? Il est bon de s'en souvenir:

 

L'Angleterre construit son empire sous le règne de Victoria, I837-I90I. Sur le plan musical, entre Purcell mort en I695 et Britten né en I9I3, c'est le désert, conséquence du fanatisme religieux de Cromwell qui amena celui-ci à interdire la musique dans les églises, ce qui expliquera l'accueil enthousiaste fait à J. Haydn à Londres à la fin du I8ème siècle.

 

L'Italie travaille à son unité réalisée entre I859 et I870 par Victor Emmanuel II, Cavour, Mazzini et Garibaldi. C'est "Italia fara da se" de I860. Toute l'oeuvre de Verdi sera marqué par la lutte contre l'oppression et par l'exaltation de la liberté: Les Vêpres siciliennes, Don Carlos, Nabucco.

 

La Prusse, en I866, bat les Autrichiens à Sadowa et fonde la Confédération de l'Allemagne du Nord, en attendant cinq ans après la création de l'Empire allemand comprenant tous les états.

 

Pendant ce temps, Richard Wagner,-c'est Gounod qui parle-, réalise son rêve théâtral avec la dramatisation de l'allégorie. Ses personnages, écrit-il, sont bien moins des individus réels que des symboles corporifiés. Aussi, frappent-ils plus qu'ils n'émeuvent, tant on sent qu'ils appartiennent au monde des symboles plus qu'à celui des êtres.

 

Au Nord, près de nous, la Belgique, en I830, proclame son indépendance. Une représentation de "La muette de Portici" d'Auber, mit le feu aux esprit la révolution se termina par l'expulsion des Hollandais.

 

Enfin, en France, après la monarchie de Juillet (I830-I848) et la 2ème République (I848-I852), c'est le second Empire jusqu'en I870.

 

 

 

 

Eveil de la vocation musicale

 

Revenons maintenant à Charles Gounod, et tout en évitant de répéter ce que maint bibliographe a déjà pu écrire, il convient cependant de redire ici, en quelques mots ce que fut son éveil à la vocation musicale.

 

Gounod avait cinq ans quand son père mourut en I823 à l'âge de 65 ans. Son père était un peintre de talent, mais nonchalant. Sa mère, douée pour le dessin autant que pour la musique poursuivit les cours de dessin de son mari et se mit à enseigner la musique pour élever ses deux fils. Elle dut cependant vendre les tableaux, dessins, estampes du cabinet de son mari: des Raphaël, Poussin, Van Dyck, Rubens, Rembrandt, dont une tête de Christ pour I5 louis !

 

"Si j'ai pu être ou dire ou faire quelque chose que ce soit de bon pendant ma vie, c'est à ma mère que je l'aurai dû. C'est elle qui m'a nourri, qui m'a élevé, qui m'a formé, non pas à son image hélas ! c'eut été trop beau; et ce qui en a manqué n'est pas de sa faute, mais de la mienne".

 

Elle ne voulait pas en faire un musicien, redoutant les incertitudes d'une carrière artistique. Mais elle l'emmènera à 6 ans et demi entendre le Freischutz, à I2 ans et demi, Otello de Rossini avec la Malibran, enfin, à I3 ans ce sera la révélation de Don Juan.

 

"A peine étions-nous dans la salle que je me sentis enveloppé d'une sorte de terreur sacrée, comme à l'approche de quelque mystère imposant et redoutable; j'éprouvais tout ensemble, dans une émotion confuse et jusqu'alors inconnue, le désir et la crainte de ce qui allait se passer devant moi. Je renonce à décrire ce que je ressentis dès les premiers accents de ce sublime et terrible prologue. Tout ce que je me rappelle c'est qu'un dieu me parlait, je tombais dans une sorte de prostration douloureusement délicieuse, et à demi suffoqué par l'émotion: "Ah maman! m'écriai-je, ça c'est la Musique". Plus tard il dira: "Mozart est à Palestrina et à Bach ce que le Nouveau Testament est à l'Ancien dans l'esprit d'une seule et même bible". Et enfin: "Lorsque j'arriverai au Ciel, aussitôt après avoir salué Dieu le père, je demanderai à voir Mozart!"

 

De mémoire, à l'âge de dix ans, Gounod jouait la plupart des sonates de Mozart. Sa mère, bien que musicienne, ne souhaitait pas voir son fils devenir un artiste. Elle disait qu'elle préférait le voir soldat que de courir la bohême. Et pourtant, à 13 ans, Charles écrivit à sa mère une lettre de quatre pages dans laquelle, sous réserve du devoir d'obéissance, il la suppliait de le laisser faire de la musique:

 

"A mes yeux un homme qui ne sent pas le charme de la musique, perd sous le rapport du sentiment, du coeur; non pas que pour cela il ne puisse pas être bon; non sans doute; l'un n'entraîne pas l'autre; mais une homme qui se laisse toucher par une belle mélodie qui lui parle dans le fond de l'âme, ne gagne pas peu à mes yeux. Car je ne sais rien de plus important ni de plus touchant qu'une belle création musicale. Pour moi la musique est une compagne si douce qu'on me retirerait un bien grand bonheur si on m'empechait de la sentir ! Oh qu'on est heureux de comprendre ce langage divin ! C'est un trésor que je ne donnerais pas pour bien d'autres; c'est une jouissance qui, je l'espère, remplira tous les moments de ma vie".

 

On connait la suite, la visite chez le proviseur du collège, la mise à l'épreuve et le verdict: "Ils diront ce qu'ils voudront, va mon enfant, fait de la musique!".

 

C'est en 1831, à l'âge de douze ans que Gounod entendit Otello de Rossini. Il écrira dans ses mémoires qu'il sortit de là "complètement brouillé avec la prose de la vie réelle et absolument installé dans ce rêve de l'idéal qui était devenu mon atmosphère et mon idée fixe".

 

"Je ne sais comment m'est venu le goût de la musique, je l'ai toujours eu. " Ma mère qui avait été ma nourrice m'avait certainement fait avaler autant de musique que de lait. Jamais elle ne m'allaitait sans chanter et je peux dire que j'ai pris mes premières leçons sans m'en douter et sans avoir à leur donner cette attention si pénible au premier âge et si difficile à obtenir des enfants".

 

 

 

 

La tentation religieuse

 

 

Gounod n'avait pas que le goût de la musique. Ce rêve d'idéal a bien failli lui faire choisir la voie religieuse. Il s'en fallut de peu, et c'est probablement à sa mère qu'on doit son orientation définitive. Lorsqu'à vingt ans, ayant obtenu le Grand Prix de Rome, il séjournait à la Villa Médicis, sa mère lui écrivait régulièrement. Inquiète de voir l'éclosion d'élans mystiques chez un fils qu'elle connaissait bien:

 

"Tiens toi sur tes gardes et déclare toi franchement artiste qui a des sentiments religieux, mais non religieux de pratiques multiples qui veut se réserver d'être artiste ! Il serait pris sur toi dans ce cas, un pouvoir absolu qui arrêterait ta carrière, et, en te préparant à des regrets, détruirait peut-être jusque dans ses fondements des pensées dont je suis heureuse de voir ton coeur rempli".

 

Obéissant à sa vraie nature qui unissait l'amour divin au culte de la beauté terrestre, de la tendresse humaine, il sera toute sa vie un artiste chrétien, et parlant de Mozart, il dira ne pouvoir l'entendre sans se sentir "l'esprit à genoux".

 

Son oeuvre d'inspiration religieuse sera considérable et Saint-Saëns jugeai celle-ci comme devant le mieux survivre à l'épreuve du temps ! L'on ne dira jamais assez quelle place la foi, la religion catholique, occupèrent dans la vie de Charles Gounod. C'est lui qui dira: "Dieu parle en Do majeur"!

 

On a reproché à sa musique religieuse d'avoir plus souvent les accents de l'amour profane que ceux de l'adoration religieuse. C'est que pour lui, il chante l'un et l'autre avec la même sincérité, celle d'une simple créature humaine face aux mystères de l'amour.

 

Les beautés de la nature ne le laissaient pas indifférent et il trouvera des formules vigoureuses pour exprimer ses chocs affectifs. Lors d'un séjour en Provence, il écrira:

"L'aubépine est maintenant dans une telle exubérance de floraison que la campagne a l'air de faire sa première communion. On dirait que tout ce qu'il y a d'anges au Ciel et de jeunes âmes sur la terre, s'est changé en buissons fleuris pour souhaiter Dieu aux passants".

 

A Rome, la beauté sonore de la Chapelle Sixtine, les modulations de la musique palestrinienne provoqueront chez lui des impressions profondes: "Cette musique, sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'océan, monotone à force de sérénité, anti-sensuelle et néanmoins d'une intensité de contemplation qui va parfois jusqu'à l'extase. On dirait que ce qu'on entend est l'écho de ce qu'on regarde".

 

Ingres aurait voulu le voir revenir à la Villa Médicis avec un prix de Rome de peinture, il se contentera, lâchant parfois ses crayons pour le violon, d'accompagner Gounod dans des sonates de Haydn et de Mozart!.

 

 

 

 

Le caractère

 

 

Parler de Gounod sans risquer de redire ce que chacun sait déjà, c'est peut être, tenter d'évoquer quelques aspects plus intimes de sa personne, de sa vie. C'est parler de ses qualités de coeur, de sincérité, de son sens de l'amitié, de son goût pour l'effort, de son amour du vrai et du beau, de sa souffrance face à la malhonnêteté intellectuelle.

 

 

 

 

Gounod et le coeur

 

 

On s 'est parfois moqué de ses qualités de coeur. Certes il était un grand enthousiaste, et parfois avec excès, mais comment ne pas le lui pardonner alors qu'il proclamait: "L'art c'est la vie et c'est l'amour, être amoureux c'est tout".

 

On a dit de Gounod qu'il ne faisait partie d'aucune École, si ce n'est de celle dont parle Bossuets l'école intérieure qui se tient au fond du coeur. Il n'était pas de ceux qui intériorisent leurs sentiments et il dira de l'art qu'il est un téléphone qui va du coeur au coeur, et aussi:

"La musique naît du sentiment. Je n'admets pas un musicien de calcul parce qu'on ne calcule pas le sentiment, on le subit".

 

Ses élans de coeur engendraient parfois des actes si spontanés qu'on en riait. Un ami écrira à sa femme :

"Ne t'étonne pas si tu étais embrassée. Il embrasse comme l'évêque de Tulle et tout y passe. A l'embarcadère, tout à l'heure, il a embrassé le père, la mère, les enfants, l'institutrice, l'amie; il allait passer au chef de gare lorsque le train est parti !..."

 

Quel souvenir a-t-il laissé de sa personne juste après sa mort ? Quelqu'un écrira : "De toute sa personne, de ses paroles, de ses regards, de ses gestes, se dégagent une pénétrante affabilité, comme une tendresse qui cherche à s'employer"

 

Paul Dukas, enfin, dira :

"Les facultés d'admiration étaient, chez Gounod, développées au plus haut point, et c'était toujours une surprise pour ceux qui l'approchaient de constater combien elles étaient demeurées puissantes en lui, jusque dans ses dernières années. C'est là un fait des plus rares chez les professionnels et qui vaut qu'on le remarque. Nous avons entendu Gounod parler de Bach et de Mozart sur le ton d'un véritable lyrisme. Les ans, en neigeant sur sa tête, n'avaient pu glacer son coeur, et c'est avec les gestes inspirés d'un néophyte que Gounod, au fait de sa gloire, discourait sur "La Flûte enchantée" ou sur "La Passion selon St. Mathieu".

 

 

 

 

Gounod et la sincérité

 

 

La sincérité le portait à refuser l'indulgence pour lui-même. Parlant de La Nonne sanglante qui fut un échec, il dira: "De toutes mes partitions, c'est la moins bonne. Elle manque de sincérité, c'est pour cela qu'elle ne pouvait toucher le "naïf".

 

Au sujet de ses quatuors, Saint-Saëns raconte: "J'ai écrit des quatuors, me dit Gounod, ils sont là, et il m'indiquait un casier placé à portée de sa main. Je voudrais bien savoir comment ils sont faits, lui dis-je. Et Gounod me répondit: Je vais te le dire. Ils sont mauvais et je ne te les montrerai pas!.

 

 

 

 

Gounod et l'amitié

 

 

Son sens de l'amitié lui fera accepter de venir en aide à un jeune poète débutant, sans blesser sa fierté. C'est ainsi qu'il demanda à Delpit une pièce de vers, qu'il la mit en musique et la lui donna. Elle valait 500 fr. Ce fut la mélodie "Je ne puis espérer" écrite en I870.

 

 

 

 

Gounod et Lalo

 

 

Son amitié pour Edouard Lalo, tombé malade, lui fera terminer le ballet de Namouna qu'il fallait livrer à temps.

 

 

 

 

Gounod et Verdi

 

 

Enfin, en avril I893, peu de temps avant sa mort, il répondra à un journaliste venu lui demander ce qu'il pensait du projet de Verdi d'écrire un "Roméo et Juliette": "Je ne sais vraiment que répondre aux questions que vous désirez me faire, relativement à la composition d'un Roméo et Juliette par Verdi, sinon que je souhaite de tout mon coeur au maître actuel de l'Ecole italienne un chef d'oeuvre de plus".

 

 

 

 

Gounod et Wagner

 

 

Il convient aussi de souligner qu'il fit preuve d'une grande sincérité dans ses rapports avec Richard Wagner. Il est faux de prétendre que Gounod n'aimait pas Wagner. Il n'aimait pas l'homme, surtout pour ses déclarations en I870, mais il admirait son oeuvre:

 

"J'ai connu Wagner lorsqu'il vint en France, en I860. Sa première visite fut pour moi. Je viens de terminer mon Tannhoeuser, me dit-il, croyez-vous que je puisse le porter à l'Opéra ? Non, ne faites pas cela, Monsieur Wagner. Je connais trop les dispositions du public français pour ce qui touche la musique. Voici ce que je vous conseille: faites interpréter vos oeuvres dans des concerts. Je parlais avec la sincérité de mon âme. Wagner suivit mon conseil et ses fragments eurent un succès mérité. L'Empereur, sur les conseils de la princesse de Metternich, se décida à donner l'ordre de représenter quand même Tannhoeuser à l'Opéra. Ce furent trois soirées épiques J'ai assisté aux trois représentations, et le spectacle qui me fut donné m'attrista plus que je ne puis le dire. Que la musique déplaise, c'est bien Mais qu'on fasse tomber une oeuvre, de parti-pris, en l'empechant d'être jouée, c'est odieux et mesquin".

 

Devant une véritable grêle de sifflets, il dira encore:

"Pardon Messieurs, ne confondons pas. Vous appelez cela une chute; j'appelle cela une émeute; c'est fort différent. Permettez-moi d'en appeler et de vous donner rendez-vous dans dix ans, devant la même oeuvre et devant le même homme; vous leur tirerez votre chapeau. Une pareille cause ne se juge pas en une soirée. Au revoir, dans dix ans !".

 

Que penser, en revanche de l'opinion de Wagner sur le Faust de Gounod:

"Ah! parlons-en; j'ai vu cette parodie théâtrale de notre Faust allemand. Faust et son compère Méphisto m'ont absolument fait l'effet de deux farceux d'étudiants du Quartier latin à la piste d'une étudiante. Quant à la musique, c'est de la sentimentalité de surface, à fleur de peau, de chevreau... comme les gants, sans oublier la poudre de riz. J'espère pour Gounod dont le talent est réel, mais dont le tempérament manque d'envergure pour traiter des sujets tragiques, qu'il aura le discernement à l'avenir de mieux choisir ses librettistes !".

 

Camille Saint-Saëns avait bien compris lorsqu'il écrit:

"La Marguerite de Goethe n'est pas un idéal, une statue du moyen-âge descendue de sa niche; elle s'appelle Gretchen, c'est à dire Margot. Honnête mais vulgaire, elle répond brusquement à Faust en personne plus choquée que flattée d'un hommage qui la surprend. Présentée ainsi, le public français ne l'eut pas comprise, et quand l'Allemagne adopta le Faust de Gounod, elle l'intitula "Marguerite" pour marquer qu'il s'agissait d'un personnage tout autre que la Gretchen si connue du public allemand".

 

 

 

 

Gounod et le goût de l'effort

 

 

Enfin, son goût de l'effort, la nécessité de l'effort,lui est vite apparue comme étant indissociable de l'inspiration. Il dira: "Je ne fais rien sans m'y appliquer". Dans son enfance, au collège, ayant rendu un pensum mal fait sous prétexte que cela l'ennuyait, son maître lui dit: "Si vous le faisiez bien, cela ne vous ennuierait pas". Ce jour-là, ajoute Gounod, il a tué en moi la négligence.

 

Revenons quelques instants sur ces notions d'effort et d'inspiration, et laissons parler Gounod:

 

"On confond souvent l'originalité avec l'étrangeté ou la bizarrerie, ce sont pourtant choses absolument dissemblables. La bizarrerie est un état anormal maladif; c'est une forme mitigée de l'aliénation mentale et qui reste dans la classe des cas pathologiques. C'est, comme l'exprime fort bien son synonyme l'excentricité, une déviation par la tangente. L'originalité, tout au contraire, est le rayon distinct qui rattache l'individu au centre commun des esprits. De même, l'inspiration est l'apogée de l'état normal, le sommet de la raison, la satisfaction qui résulte de l'équilibre parfait, la béatitude de l'intelligence. Oui, l'inspiration est sans doute la béatitude de l'intelligence. Mais qu'on ne l'imagine pas semblable à une servante docile qui accourt au premier signe de son maître. Quand je compose, il y a des phrases que je sue note à note; ce sont quelquefois les meilleures. Ainsi: "Ne permettez-vous pas..." de Faust, et cette phrase: "Non Monsieur..." qui renferme Marguerite toute entière. Le duo de l'alouette (Roméo et Juliette) m'a coûté des douleurs d'enfantement inouïes. Je l'ai entendu comme à travers un mur plusieurs jours; puis à travers une cloison de plus en plus mince; enfin il est sorti,aux ruines de Fréjus, et tout ce qui suit est arrivé couramment, je l'ai écrit d'abondance et, comme sous la dictée, sur mon cahier; il y a ainsi des choses qui m'arrivent directement et sans aucune peine".

 

Parlant de l'andante de son concerto, Ravel dira: "La phrase qui coule! Je l'ai faite, mesure par mesure, m'aidant de l'andante du quintette pour clarinette de Mozart, et j'ai failli en crever..."

 

Gounod n'était pas d'accord qu'on encourageât l'art. "Il faudrait au contraire le décourager. Il n'y aurait alors que les vrais artistes qui vaincraient".

 

Pour en terminer avec cette brève évocation de la personnalité de Gounod, une phrase de lui résume assez bien son éthique:

"Il y a trois grands sacerdoces, celui du Bien, celui du Vrai, et celui du Beau. Les saints, les savants, les artistes sont comme les trois formes distinctes de cette unité substantielle qui est l'Idéal".

 

 

 

 

La mélodie

 

 

Quand on prononce le nom de Gounod, on pense tout de suite à Faust, au point que l'on raconte qu'un touriste français à qui on montrait en Allemagne la statue de Goethe, auteur de Faust, aurait dit: "Tiens! chez nous on prononce Gounod". Mais il faut aussi dire qu'à son nom on associe également la naissance de la mélodie en France. Ce fait, majeur, est d'une grande importance et mérite qu'on s'y arrête.

 

Depuis l'âge de dix-sept ans Gounod composait chaque année cinq ou six mélodies et des motets à une voix. C'était pour lui une forme habituelle de pensée. La mélodie, le chant, qu'il mettait au premier plan dans la création musicale jaillissaient chez lui tout naturellement avec une fécondité surprenante. En Janvier I840, à Rome, la séparation d'avec sa mère provoque chez lui une grande tristesse, et sur des poèmes de Lamartine il compose "Le Soir" et "Le Vallon" faisant pressentir déjà Fauré et Duparc.

 

Sait-on que Gounod chantait lui-même. Je ne sais plus quel contemporain disait: "Quand on a entendu chanter Gounod, on se souvient toujours de l'émotion qu'on a ressentie, le compositeur a une voix admirable, d'un timbre charmant et chante avec un art exquis sa musique... et parfois celle des autres".

 

Saint-Saëns de son côté note: "Ceux qui ont eu le divin plaisir da l'entendre lui-même ont tous été du même avis: sa musique perdait la moitié de son charme quand elle passait en d'autres mains. Pourquoi? Parce que ces mille nuances de sentiment qu'il savait mettre dans une exécution d'aparence très simple faisaient partie de l'idée, et que l'idée sans elles n'apparaissait plus que lointaine et comme à demi effacée".

 

Pour Gounod, avait noté son élève Henri Busser, le secret infaillible de la musique ne vient que de la mélodie: "Tâchez d'écrire huit mesures que l'on puis jouer sans accompagnement!". Il eut inné en lui le don de la mélodie. C'est le trait essentiel de sa grande figure musicale. La mélodie jaillit de l'imagination. Pour un musicien, ce don correspond exactement à celui de la poésie chez un artiste du vers. Et pourtant lui en fallut-il vaincre des résistances!. C'est en I853, pour une première mélodie: "Mon habit", sur une poésie de Béranger, qu'il toucha cent francs. L'éditeur lui dit: "C'est charmant, mais pas commode à bien chanter; c'est un morceau surtout fait pour les délicats... ce n'est guère de vente!". De son côté, le tristement célèbre critique Scudo écrivait: "La musique de Mr. Gounod est trop savante et compliquée. Musique de symphoniste ou l'habileté éclate à chaque instant, ou l'inspiration fait défaut. Mr. Gounod n'a pas le don mélodique. Sa musique n'émeut pas parce qu'elle ne chante pas".

 

Mais Reynaldo Hahn saura rendre justice à Gounod: "Le "lied" à proprement parler n'existait pas, c'est à savoir une mélodie construite sur un poème dont elle épouse le sens, tout en lui restituant le rythme prosodique. Ce qui sévissait alors c'était une espèce de romance pauvre. Enfin Charles Gounod vint. Il fut en quelque sorte le Schubert, le Schumann français. Il sut dans ses mélodies allier la grâce au sentiment, sans se départir de ce style sans quoi il n'est pas d'oeuvre d'art. Pour bien interpréter ses mélodies, il n'est que de chanter simplement, en articulant bien en indiquant les nuances sans exagérer".

 

De son côté Maurice Ravel n'hésite pas à dire: "Gounod a retrouvé le secret d'une sensualité harmonique perdue depuis les clavecinistes français des I7ème et I8ème siècles. En fait, le renouveau musical qui s'est produit chez nous, environ vers I880, n'a pas de plus véritable précurseur que Gounod".

 

Enfin, c'est Dutilleux qui fera cet aveu: "Gounod n'est pas tout entier dans son Faust; certaines mélodies ou mors et vita, ont pour moi plus de prix encore".

 

L'importance que Gounod donne à la mélodie, même dans ses ouvrages lyriques, lui fait directement exprimer ses idées sur l'art lyrique: "Dans Tristan et Yseult, la Tétralogie, Parsifal, tout repose sur l'orchestre qui expose les thèmes, les développe, les pétrit en quelque sorte selon les différentes situations du drame musical. Les voix des chanteurs se juxtaposent sur cette trame orchestrale à la fois généreuse et limpide. Pour moi je mets au premier plan le chant, la mélodie, donc la partie vocale. L'orchestre la soutient, l'étoffe, la colore, sans jamais la dominer. Si j'ai parfois, dans Faust, Roméo, et Mireille, usé du rappel de phrases mélodiques, jamais je ne les ai introduites dans le commentaire orchestral que je mets au second plan".

 

Pour Gounod, la création mélodique n'exigeait pas le support du vers, de la poésie. Voici ce qu'il en disait: "Le vers est une espèce de dada qui emporte les musiciens dans une négligence déplorable. Une belle prose vaut mieux que des vers médiocres et ce n'est certes pas dans la poésie fabriquée à l'usage des musiciens que l'on ira chercher la supériorité du vers sur la prose. Les avantages que la composition musicale peut retirer de l'emploi de la prose sont immenses et illimités."

 

Debussy, en écrivant la partition de Pélléas sur le texte en prose si poétique de Maeterlinck a prouvé que le texte chanté pouvait se passer de vers.

 

L'oeuvre même de Gounod offre des exemples de prose mise en musique: l'Ave Marie de l'Enfant, composé dans les dernières années de sa vie, et surtout le "Georges Dandin" sur le prose de Molière. Sur cet exemple, Paul Dukas écrira: "On voit que l'idée d'écrire de la musique sur de la prose, qu'on essaie aujourd'hui de nous faire accepter comme une grande hardiesse, a déjà reçu une illustre application".

 

 

 

 

Histoire de l'Ave Maria

 

 

On ne peut quitter le domaine de la mélodie sans dire quelques mots d'une des plus célèbres mélodies de Charles Gounod, l' "Ave Maria".

 

Venons-en donc à "l'histoire" de l'Ave Maria, dont l'origine, on pourrait dire les avatars, sont peu connus .

 

Gounod, fiancé à Mlle Anna Zimmermann, fille de l'inspecteur général des études au Conservatoire impérial de Paris, allait souvent dîner chez des amis avec sa fiancée et ses parents. Régulièrement il attendait dans le salon familial en improvisant au piano. Un jour son futur beau-père, pianiste réputé, qui fut professeur de Bizet entendit Charles Gounod improviser sur le premier prélude de J-S Bach en ut majeur, une mélodie qu'il jugea ravissante. Gounod l'ayant répété une seconde fois, Zimmermann s'empressa de la noter, puis quelques jours plus tard, il la fit entendre à Gounod, jouée par un violon, une quinte au dessus, et soutenue par un petit choeur. C'est ainsi que naquit la "Méditation sur un prélude de Bach" qui par la suite, on verra comment, devint le fameux Ave Maria, que Gounod n'écrivit donc pas, et qui a tant fait pour sa popularité! Ajoutons que Zimmermann, qui avait conclu l'affaire avec un éditeur, remit à Gounod une somme de deux cents francs pour achat de l'oeuvre...

 

J'ai eu l'occasion d'entendre cette Méditation dans sa forme originale jouée sur un piano-forte de I868 par le pianiste Roger Aubert. Ce retour à la source donnait toute sa vraie valeur à cette pure improvisation mélodique.

 

Mais l'histoire n'est pas finie! Nous sommes en I852, Gounod, séduit par la tendre mélancolie de quelques vers de Lamartine, et porté peut-être à en attribuer le sens à une certaine... Rosalie pour laquelle il ressentait une vive et discrète admiration, eut l'idée d'adapter à la fameuse mélodie les vers suivants de Lamartine:

 

"Le livre de la vie est le livre suprême Qu'on ne peut ni fermer ni ouvrir à son choix. Le passage adoré ne s'y lit qu'une fois, Le livre de la vie est le livre suprême; On voudrait le fixer à la page où l'on aime Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même Et la page où l'on meurt est déjà sous les doigts."

 

Les prémices de cette adaptation où la musique exprimait si merveilleusement les paroles, furent apportées à Rosalie à laquelle elles étaient dédiées.

 

Cependant la belle-mère de Rosalie, Aurélie, dont la piété s'effarouchait de la tendresse croissante de Gounod, pouvait craindre qu'un sentiment si contagieux n'atteignit sa fille dont Gounod ne se lassait pas d'entendre la voix divine.

 

Fort embarrassée et n'osant faire allusion à ses craintes ni auprès de Gounod, ni auprès de sa belle-fille, Aurélie eut l'idée ingénieuse de se servir de la religiosité accentuée de Gounod pour lui faire substituer à ces paroles profanes un texte moins compromettant. Elle porta son choix sur l'Ave Maria et essaya d'écrire au dessous des vers du poète, les paroles latines. J'ai vu ce document, cela ne se fit pas sans peine. A part les premiers mots qu'elle ne parvint pas à faire entrer dans le thème musical, le reste était assez satisfaisant. Elle montra donc son adaptation à Gounod qui s'en enthousiasma d'autant mieux que sa finesse d'esprit ne lui permit pas de se méprendre sur les intentions secrètes qui avaient poussé Aurélie à cette substitution. Il retoucha la version nouvelle et c'est de la sorte que les strophes exquises de Lamartine si harmonieusement adaptées au Prélude de Bach firent place à la prière de l'Ave Maria, fort étonnée sans doute de se trouver accouplée à cette mélodie sentimentale !

 

Et, oh ingratitude!, Gounod dédia cette mélodie, dans sa forme définitive, ni à Rosalie, ni à Aurélie, mais à Mme. Miolan-Carvalho, la grande cantatrice!.

 

Peu importe en somme l'anecdote, car, tout compte fait, c'est bien à lui qu'on doit la mélodie, et cette histoire illustre bien que Gounod savait exprimer d'une même plume l'amour profane et l'amour sacré.

 

Saint-Saëns dira: "Le fameux prélude de Bach, ces quelques mesures auxquelles je ne crois pas que l'auteur, quand il les écrivit, prêta beaucoup d'importance, firent plus pour sa gloire que tout ce qu'il avait écrit jusqu'alors." Saint-Saëns avait probablement raison, la genèse de l'oeuvre le confirme, mais il n'en demeure pas moins, comme on le dirait aujourd'hui, que l'Ave Maria fit un tabac.Il était de mode pour les femmes, de s'évanouir pendant le second crescendo! L'Ave Maria fit le tour du monde éclipsant définitivement la pure, simple et belle méditation du début. Trituré, adapté, transposé, c'est une version orchestrale qui, le 10 Avril I853, fut donnée par Pasdeloup. Saint-Saëns écrit: "Il s'agissait d'un prélude de Bach, arrangé par Gounod, avec violon, puis avec choeurs, puis avec harmonium; on multiplia les violonistes changeant l'extase en hystérie, puis la phrase instrumentale devint vocale et il en sortit un Ave Maria plus convulsionnaire encore, puis on alla de plus en plus fort, multipliant les exécutants, adjoignant un orchestre avec Grosse caisse et cymbales. La divine grenouille s'enfla mais ne creva point et le public délira devant ce monstre". Cependant, ajoute Saint-Saëns il eut l'avantage de rompre à jamais la glace entre l'auteur et le gros public, jusque-là défiant.

 

 

 

 

Gounod et Bach

 

 

Pour finir, disons qu'il ne serait pas juste d'accuser Gounod d'avoir en quelque sorte "détourné" le prélude de J-S Bach. Gounod avait le plus grand respect pour Bach, notre Saint Père le Bach, disait-il. Il eut une formule saisissante pour en parler:

 

"Si les plus grands maîtres Beethoven, Haydn, Mozart étaient anéantis par un cataclysme imprévu, comme pourraient l'être les peintres par un incendie il serait facile de reconstituer toute la musique avec Bach. Dans le ciel de l'art, Bach est une nébuleuse qui ne s'est pas encore condensée!".

 

 

 

 

Gounod, chantre de l'amour

 

 

Un livret d'opéra est le plus souvent l'histoire d'une rencontre entre deux êtres, rencontre pleine de promesses qui se termine en général tristement: Marguerite et Faust, Juliette et Roméo, Mireille et Vincent. Entre la première rencontre et la fin tragique il y a place pour des duos d'amour tour à tour pudiques, osés, désespérés. A l'époque de Gounod il fallait avoir une ferme audace, écrit Alfred Bruneau, pour oser alors parler sincèrement d'amour aux "gens d'esprit qui formaient en ce temps la majorité du public et même des artistes. Gounod eut cette audace et ne rencontra à son entrée dans la carrière que dédain et incompréhension.

 

Les accents qu'il a prêté à Faust, à Marguerite, à Juliette, à Roméo, restent définitifs pour tous ceux qui cherchent avant tout dans la musique plus l'écho de leurs propres sentiments que l'expression exacte de la nature d'un personnage déterminé, écrira Paul Dukas.

 

De l'amour, Gounod a laissé en ses trois chefs d'oeuvre: Faust, Roméo et Juliette et Mireille, des analyses merveilleuses de psychologie musicale. Il n'a connu que l'amour mais il en a tout connu: les nuances, les demi-teintes, les lueurs et les ombres, il en a surpris les frissons, les abandons et les pudeurs, le trouble sensuel autant que les hardiesses. Il a entendu et il nous redit, sous l'obscure clarté des étoiles, la musique inouïe jusqu'alors des soupirs et des baisers. Et c'est Jules Massenet qui dira:

"Ses amoureux donnent toujours l'impression de ne chanter que pour eux même si bien que le public en les écoutant, est tenté de se croire indiscret, avec le sentiment de surprendre une effusion lyrique qui ne le regarde pas"

 

 

 

 

Le mariage de Gounod

 

 

Dans la vie il y a heureusement des rencontres qui se terminent bien, et Madame Zimmermann, si l'on en croit certains témoignages, savait s'y prendre pour qu'il en soit ainsi.

 

Comment faire quand on a quatre filles à marier, intelligentes et de bonne éducation, pas forcément jolies, et de plus... sans dot ?

 

Voici comment on agit, disait Madame Zimmermann qui ne manquait ni d'esprit ni d'à propos, et qui de surcroît était fort belle:

Pour la première on fait des gracieusetés,

Pour la deuxième, des avances,

Pour la troisième, des lâchetés,

Pour la quatrième, on commet un crime!

 

Gounod épousa la troisième. Y eut-il lâcheté ? On raconte qu'elle lui fut poussée dans les bras, alors qu'il venait rendre visite et annoncer que tout compte fait il ne se sentait ni prêt ni digne d'épouser aucune des quatre !

 

"Je vous la donne" dit-elle en ouvrant la porte sans lui laisser le temps de parler. Et ainsi fut fait ! Cette scène, Gounod ne l'a jamais inscrite dans aucun de ses ouvrages! Nous n'avons pas eu "Le marié malgré lui !".

 

Ainsi donc, Gounod se maria en I852, à trente-quatre ans, eut deux enfants, connut la célébrité de son vivant, accompagnée d'une certaine aisance au point de s'installer à la fois à Paris dans un hôtel particulier dont l'architecte était son beau-frère, il y avait sa salle d'orgue, et à Saint-Cloud près de Paris.

 

 

 

 

La création et le silence

 

 

Il est alors une question que l'on se pose parfois: comment naît une oeuvre et dans quelles conditions est-elle composée? J'ai été frappé de constater que la plupart des grandes oeuvres de Gounod ont été composées en dehors de son cadre habituel de vie. Pour travailler, il avait besoin de calme et de paix qui, disait il est la vie au lieu du vacarme qui est la mort.

 

Pour pouvoir travailler, créer, il lui fallait sortir de Paris et trouver le calme loin des contraintes de la ville.

 

"Ce n'est plus notre maison qui est dans la rue,c'est la rue qui traverse notre maison. Cette précieuse et délicate pudeur de conscience qui ne s'entretient que par le recueillement, se décolore et se fane chaque jour davantage au contact de cette perpétuelle cohue, d'où l'on ne rapporte plus qu'une activité superficielle, haletante, fiévreuse, qui s'agite convulsivement sur les ruines d'un équilibre à jamais rompu. Adieu les heures de calme, de lumineuse sérénité qui seules permettent de voir et d'entendre au fond de soi-même; peu à peu délaissé pour l'agitation du dehors, le sanctuaire auguste de l'émotion et de la pensée n'est bientôt plus qu'un cachot sombre et sourd dans lequel on meurt d'ennui faute d'y pouvoir vivre en silence".

 

"C'est tout un paradis que la paix. Ah!, le bonheur de la paix et la paix du bonheur!. Je peux tout dès qu'il n'y a autour de moi ni bruits ni mouvement c'est à dire ni agitation du corps ou de l'esprit. Dans le parlage, le tourbillonnage de Paris, quoiqu'on fasse, le détail vous râpe et vous pulvérise tandis qu'au milieu du silence, il me semble que j'entends parler au dedans quelquechose de très grand, de très clair, de très simple et de très enfant à la fois".

 

Stendhal dira: "la musique est un art de repos et de recueillement".

 

C'est à Saint Remy de Provence que Gounod composera Mireille. Il fallait rencontrer Mistral chez lui, sentir et comprendre la Provence:

 

"Je voudrais demander aux airs de votre pays le conseil de leurs coloris."

 

C'est à Saint-Raphaël qu'il composera Roméo et Juliette. Il écrit à sa femme:

"Je me suis installé sous une petite cabane... et là je travaille avec amour. Tu ne te figure pas combien le calme de cette existence laisse pense et aide à penser; voilà ce que j'appelle du travail, et cela, c'est impossible, du moins pour moi, en plein Paris; quoiqu'on fasse, on n'a pas le Silence de l'Esprit". "...Il me serait impossible de te peindre avec des mots ce qui se passe alors dans mon individu. Au milieu de ce silence, il me semble me retrouver avec ma propre enfance mais élevée à une puissance toute particulière; c'est la possession entière et simultanée de toute mon existence; c'est un état de dilatation qui a toujours été l'essence de mes plus grandes impressions et de mes plus beaux souvenirs. C'est alors que j'entends m'arriver la musique de Roméo et Juliette; autant l'agitation me fait nuit, autant la solitude et le recueillement me font lumière; j'entends chanter mes personnages avec autant de netteté que je vois de mes yeux les objets qui m'environnent et cette netteté me met dans une sorte de béatitude.

 

Dans une autre lettre il écrit encore:

"Enfin je le tiens, ma chérie, cet endiablé Duo du 4ème acte. Ah! que je voudrais saisir si c'est bien lui ! il me semble que c'est lui. Je les vois tous les deux; je les entends; mais les ai-je bien vus, bien entendus, ces deux amants ? S'ils pouvaient me le dire eux-mêmes et me faire signe que oui. Je le lis ce duo, je le relis, je l'écoute avec toute mon attention; je tâche de le trouver mauvais; j'ai une frayeur de le trouver bon et de me tromper !.. Et pourtant il m'a brûlé ! il me brûle ! il est d'une naissance sincère... Enfin j'y crois ! Voix, orchestre, tout y joue son rôle; les violon se passionnent; les enlacements de Juliette, l'anxiété de Roméo, leurs étreintes enivrées, des accents soudains de 4 ou 8 mesures au milieu de toute cette lutte entre l'amour et l'imprudence, il me semble que tout cela s'y trouve !... nous verrons".

 

Dans un de ses écrits, on peut lire ceci:

"Aujourd'hui l'artiste ne s'appartient plus; il est à tout le monde; il est plus qu'une cible, il est une proie. Qu'on imagine ce qui peut sortir d'un esprit incessamment écartelé par des soirées mondaines, par des dîners en ville, par des convocations perpétuelles à des réunions de toute sorte, par l'assaut d'une correspondance dont l'importunité ne lui laisse pas un instant de répit. Et les visiteurs, cette foule d'inocupés et de curieux qui assiègent votre porte du matin au soir.

 

-Quand peut-on vous voir sans vous déranger ?

-Monsieur, on me dérange toujours quand j'y suis.

-Vraiment? Vous êtes donc toujours très occupé?

-Toujours quand on ne me dérange pas !

 

C'est pour cela qu'un compositeur illustre avait mis sur sa porte cette inscription significative:"Ceux qui viennent me voir me font honneur, ceux qui ne viennent pas me font plaisir" ! En d'autres termes, je n'y suis jamais.

 

Stravinsky dira plus tard: "Les intelligences se rencontrent dans les salons, les âmes dans la nature".

 

Voilà qui explique comment Mireille fut écrit dans une petite chambre d'un hôtel que nous dirions aujourd'hui "deux étoiles"!. Quant au dernier acte de Roméo, il fut réécrit entièrement, poème et musique dans une chambre d'hôtel à Versailles!

 

A notre époque où le silence plus que le bruit paraît être une gêne pour certains, il est bon de rappeler que Gounod, mainte fois, se montra l'inventeur inspiré du silence musical dont l'émotion persuasive parle plus a l'âme que tant d'inutiles déchaînements d'orchestre. Gounod pratiqua couramment cette pudeur du langage singulièrement particulière à Debussy qui sut à son tour conduire la fin d'un tableau ou d'un acte jusqu'à l'évanouissement de la matière sonore. Gounod était contre les effets faciles. "Le forte demandé est odieux. Un forte pour qu'on baisse une toile! Pourquoi ne pas faire entrer une bonne fois l'artillerie sur la scène à chaque baisser de rideau"?. Faire simple, pur, voire silencieux n'est pas chose facile. Gounod disait qu'avant d'écrire pour l'orchestre il importait de bien écrire pour le quatuor, c'est à dire avec la seule ressource des instruments à cordes. "Simplifier, laisser voir davantage l'idée!".

 

 

 

 

Le talent et le génie

 

On dit de tel ou tel artiste qu'il est ou a été un artiste de génie. Gounod avait une conception du génie qui mérite d'être rappelée:

 

"Il n'y a pas de grand homme; il y a des hommes dans lesquels ont été déposés, répandu à plus ou moins grande profusion, des dons divins. Rien de ce qui est grand dans l'homme ne vient de lui ni ne lui appartient en propre; c'est pourquoi la vanité peut se rencontrer dans le talent alors qu'on ne rencontre jamais dans le génie. Le génie est une candeur, le génie est une croyance, il a toujours l'âge d'un enfant parce qu'il en a l'abandon. Vous ne trouverez jamais de véritable grandeur chez les hommes d'où l'enfant a complètement disparu... C'est ce qu'enseigne l'Evangile quand il dit: Le royaume des cieux appartient aux petits enfants et à ceux qui leur ressemblent".

 

"Je ne suis pas un génie, je suis un innocent; mes oeuvres me sont venues comme à un enfant, je n'ai jamais su comment".

 

Gounod dira aussi:

"Les artistes sont des hommes à qui Dieu a donné un pouvoir visuel plus grand... Ils voient plus d'infini que les autres".

 

Baudelaire dira plus tard:

"Le génie? c'est de l'enfance nettement formulée".

 

 

 

 

Conclusion

 

 

Le moment est venu de conclure et de tenter de répondre à cette question: Pourquoi Gounod plaît-il encore et toujours? J'ai essayé de dégager quelques traits de sa personnalité à travers des souvenirs et des documents peu connus du grand public. Je pense qu'ils permettent d'apprécier la profonde humanité, la simplicité et la sincérité de l'homme; sa vraie nature ne pouvait que transparaître à travers ses créations musicales.

 

 

 

 

Pourquoi Gounod plaît toujours ?

 

 

Pour défendre l'oeuvre de Gounod parmi certains esthètes effervescents et les mondains dénigreurs, il fallait, note Georges Lecomte, un certain courage ou une profonde, une sereine connaissance de la musique. Plus sincère et plus simple, la foule n'a cessé de l'admirer et de l'aimer. Chez Gounod, c'est tout à la fois l'âme, la science et le charme qu'il faut comprendre. Lui-même tenta d'analyser le succès de Faust: "Le succès de cet ouvrage ne fut pas éclatant,-Il faut se souvenir que sa musique était par certains jugée inintelligible !, il est pourtant jusqu'ici ma plus grande réussite au théâtre. Est-ce à dire qu'il soit mon meilleur ouvrage ? je l'ignore absolument. En tout cas j'y vois une confirmation de ce que je pense, à savoir qu'il est plutôt la résultante d'éléments heureux et de conditions favorables qu'une preuve et une mesure de la valeur intrinsèque de l'ouvrage même. C'est par les surfaces que se conquiert d'abord la faveur du public; c'est par le fond qu'elle se maintient et s'affermit".

 

Faust, c'est connu, fut accueilli avec hostilité par la critique, sauf par Berlioz. "Gounod a peu de mélodie, il est incompréhensible !. Songez donc, un acte qui dure plus d'une heure et qui se passe tout entier en amour, au clair de lune. Toute la salle dormira avant la fin !".

 

Et pourtant Faust fut apprécié immédiatement en Belgique, en Allemagne, en Italie ou l'ouvrage fut donné à Rome sur l'intervention de Verdi dont la Traviata, Rigoletto et Hernani purent être joués à Paris sur intervention de Gounod auprès de Victor Hugo et de Dumas!. Il fut joué à New-York dès I862, en Angleterre en I863 où un retard de trois jours dans le dépôt de l'oeuvre fit tomber celle-ci dans le domaine public dès sa création ! L'oeuvre fut chantée en italien à Pétersbourg, et à Barcelone en I864. Plus tard, en I886, à l'occasion du mariage de sa fille, Liszt dira à Gounod "Je n'ai pas eu le temps d'acheter des fleurs pour Jeanne, mais voici un autre bouquet..."; et de s'asseoir au piano et de jouer sa Fantaisie sur Faust !.

 

 

 

 

Le rôle de la critique

 

 

Enfin Gounod sut admirablement analyser le rôle de la critique et la relation qui s'établit entre un auteur et le public à travers son oeuvre. Cette analyse montre à quel point Gounod respectait le public et savait comment aller au devant de ses attentes: "Un critique va s'installer dans un bon fauteuil d'orchestre. Le lendemain ce critique va déclarer à soixante mille abonnés du journal dont il est le chargé d'affaires artistiques que cet opéra dont il ne connaissait pas une note, et qu'il a entendu hier pour la première fois est un chef d'oeuvre où une ordure. Nous, artistes, nous n'oserions pas porter un jugement public, imprimé, irrévocable, sur une oeuvre dont nous n'aurions reçu qu'une impression fugitive. Tout sincère que l'on soit dans son jugement, on peut rester captif de son propre point de vue, ne pas prendre la peine de se placer au point de vue nouveau d'où il faudrait contempler le sujet... L'immense majorité des hommes s'obstine à regarder par d'autres yeux et à entendre par d'autres oreilles que les leurs".

 

Et Gounod s'interroge sur la mission de la critique, sur sa compétence face à l'oeuvre inconnue, oeuvre qui la "déconcerte" dès que son apport "vient d'une manière nouvelle exposer des choses qui ne le sont pas".

 

"J'ai besoin de l'entendre de nouveau, pour pouvoir en parler librement", écrira Berlioz à propos de Faust.

 

Gounod ajoute: "Le public du théâtre n'a pas à connaître de la valeur d'une oeuvre au point de vue du goût; il n'en mesure que la puissance passionnelle et le degré d'émotion, expression de ce qui se passe dans l'âme humaine personnelle ou collective. Il résulte de là que public et auteur sont réciproquement appelé à faire l'éducation artistique l'un de l'autre, le public en étant pour l'auteur la sanction du Vrai, l'auteur en initiant le public aux éléments et aux conditions du Beau. Hors de cette distinction il me paraît impossible d'expliquer cet étrange phénomène de l'incessante mobilité du public qui se déprend le lendemain de ce qui le passionnait la veille et qui crucifie aujourd'hui ce qu'il adorera demain".

 

Gounod était un homme éminemment affable et séduisant. Tous ceux qui ont eu l'occasion de l'approcher savent à quel point il était accueillant et plein d'indulgence paternelle. "Il laisse le souvenir non seulement d'un artiste plein de foi et d'enthousiasme en son art, mais encore celui d'un coeur droit et foncièrement bon. Et peut-être est-ce cela la plus belle part de sa gloire, et la plus pure"! Voilà comment s'exprimait Paul Dukas à la mort de Gounod.

 

Mais aujourd'hui, Gounod est encore bien vivant, il a chanté:

L'amour de Dieu en prophète,

L'amour de la femme en poète

L'amour de la patrie en citoyen ému

L'amour de la nature en créature sensible aux beautés de la Création.

 

Si le Docteur Faust signa un pacte avec le Diable, Gounod en signa un avec l'Amour. Et lui, reçut en échange, l'éternelle jeunesse.

 

Gounod inventeur du retard de la quinte dans l'accord de septième dominante c'est possible mais ce ne fut sûrement pas l'essentiel!

 

Vauvenargues a dit:

"Ceux qui sont nés éloquents parlent quelquefois avec tant de clarté et de brièveté des grandes choses, que la plupart des hommes ne s'imaginent pas qu'ils en parlent avec profondeur. Ils traitent de superficielle et de frivole cette splendeur de l'expression qui emporte avec elle la preuve des grandes pensées".

 

Cette observation s'applique à l'éloquence de Gounod aussi bien qu'à l'insensibilité de ceux qui ne savent pas l'entendre.

 

Quand on demandait à Gounod quelles étaient ses préférences dans la vie:

"Dieu créa trois belles choses: la musique, les fleurs et les femmes. Ce sont elles que j'ai toujours chantées".

 

Sait-on que sa dernière mélodie, composée en I893 peu de temps avant sa mort, porte le titre:

"Tout l'Univers obéit à l'Amour"!

 

 

 

 

Jean-Pierre Gounod

Crassy le I7 mars I984