Lettres

Vous trouverez ici des liens pour accéder aux pages contenant quelques correspondances que Gounod a eu avec les personnages dont les noms figurent ci-dessous. Quelques ouvrages traitent des correspondances de Charles Gounod, vous en trouverez la liste sur la page "Bibliographie".

Georges BIZET

Hector BERLIOZ

Hector LEFUEL

Jean-Baptiste PIGNY

Edouard DUBUFFE

Princesse MATHILDE

Ernest HEBERT

(1838-1875) Elève de Pierre-Joseph Zimmerman, beau-père de Gounod, Bizet nourrit toute sa vie une grande admiration pour l'auteur de Faust. Répétiteur du jeune Bizet, Gounod joua un role important dans la formation du musicien. En dépit de leur différence d'age (Gounod avait vingt ans de plus que Bizet), les deux hommes furent de grands amis.

 

 

CORRESPONDANCES AVEC G.BIZET

 

(Gounod est en route pour Londres)

 

Calais, mardi 15 octobre 1872.

 

 

 

Cher ami

 

Je n'ai le temps que de répondre, pour le moment, à la partie musicale de ta bonne longue lettre que j'ai reçue presqu'au moment de quitter Bruxelles, et au milieu de ce vaste bousculis qui précède et accompagne un départ. Je remets donc aux premiers jours de ma réinstallation à Londres ma réponse à la partie amicale de cette lettre, aux effusions de laquelle j'ai été d'autant plus sensible qu'elle m'explique aujourd'hui ce qui les avait, pour un temps, gênées et suspendues. J'espère que tu m'as assez connu pour me reconnaître toujours, et pour savoir que moi non plus je n'arrache pas facilement ce qui a poussé dans mon coeur.

Donc, quelques lignes relatives à Romeo, pour que tu aies le plus tôt possible les renseignements que tu me demandes quant aux coupures.

 

- 2e acte:

Je demande qu'on dise DEUX FOIS l'ensemble: "De cet adieu". Sans cela l'expression de cette dernière période du duo n'a plus de force, et le morceau plus de forme. Jusqu'à quand ignorera-t-on qu'à force de vouloir aller au plus vite on reste dans le plus obscur, et que la saveur et la clarté d'une phrase musicale tiennent le plus souvent à une juste appréciation du temps qu'elle prend ?

 

-3e acte:

Suppression du choeur des moines, et de l'air de Frère Laurent - la version du Théâtre Lyrique.

 

-Trio du mariage.

Une seule fois "O pur bonheur !" est bien court et étranglé. Je fais la même objection et la même demande que pour la fin du duo de l'acte précédent: et d'autant plus que, de trio, cette phrase devient quatuor (si j'ai bonne mémoire) par l'intervention de la nourrice.

 

-Final.

SANS HESITATION AUCUNE, terminer par: "Non ! je mourrai, mais je veux la revoir". La reprise de l'ensemble: "Capulets ! Montaigus !" n'a pas l'ombre de raison d'être; c'est une reprise suggérée par le pur désir de refaire beaucoup de bruit dans l'espoir de faire... DE L'EFFET !

 

-4e acte.

Une seule strophe de Capulet avant l'ensemble en qualuor. - Soit.

Quant au tableau de l'Epithalame, je suis absolument de ton avis. Coupure du choeur en la, et rétablissement de l'ensemble en fa.

 

-5e acte.

L'Entr'acte en ut mineur est ABSOLUMENT NECESSAlRE. Qu'on supprime le récit de Frère Laurent et de Frère Jean, je crois que l'absence de ce point sur l'I est sans inconvénient pour l'intelligence de la pièce.

 

Maintenant adieu, et à bientôt; je te parlerai de Reyer; j'ai à te proposer là-dessus, pour suppléer à mon absence, un expédient qui est peut-être bon.

 

Je t'embrasse ainsi que ta Geneviève.

 

 

 

Ton Gounod

 

 

 

 

Londres - Tavistock House. Tavistock Square.

29 octobre 1872

 

 

 

Cher ami,

 

Réponse immédiate à ta lettre, puisque tu le demandes, mais pardonne mon griffonnage: j'ai reçu aujourd'hui monceau de lettres de Paris et de Belgique, et toutes attendent courrier par courrier, excepté M. de Choudens, à qui je peux répondre demain.

Je te réponds par ordre:

 

1° La cavatine « Ah ! lève-toi soleil !" en si bémol, c'est entendu: c'est bien dommage de perdre la teinte de si bécarre calculée sur la palette générale de l'acte: mais enfin, dans ce siècle "Galin-Paris-Chevé", où la tonalilé est indifférente, si bémol est aussi bon qu'ut.

J'adopte la deuxième version: "ré bémol", comme transition, à la place de ré bécarre majeur.

 

2° Trio du mariage: Hélas ! à quoi bon tenir à une chose qui a contre elle la fatigue des interprètes ! Je regrette extrêmement qu'on ne dise la phrase finale qu'une fois: elle n'est moralement complète qu'avec la redite. Qu'on fasse comme on voudra, mais je suis certain que le morceau y perd.

 

3° Ismaël. Il faut bien lui faire faire ce qu'il peut, puisqu'il ne peut pas faire ce qu'il y a ! Que veux-tu ? Frère Laurent est une basse, et Ismaël un artiste. Donc, passons. Je ne regrette qu'une chose, c'est l'altération de sa mélopée monacale dans la première partie du trio: "Leur inséparable union" et autres passages; le caractère avait été cherché dans la forme vocale; ainsi le passage: "Que leur vieillesse heureuse" perd toute son austérité par la forme ascendante substituée à la descendante !!! Hélas ! hélas ! --Enfin ! amen !

 

Je te suis absolument reconnaissant et redevable du soin, de l'amitié et de l'intelligence que tu dépenses pour mon pauvre enfant !

 

Je t'embrasse [toi et ta Geneviève] et te charge de tous mes souvenirs pour mes interprètes, pour Barbier, Du Locle, etc..

 

 

 

Ton Gounod

 

Est-ce que je ne connaîtrai pas la soeur cadette de Diamileh: L'Arlésienne ?

 

 

 

 

 

 

Londres. Tavistock Square.

25 janvier 1873.

 

 

 

Cher Bizet

 

J'apprends que "Roméo" vient de faire son apparition devant le public de l'Opéra-Comique, et je croirais manquer à l'amitié que je te porte autant qu'à celle que tu m'as témoignée, si je ne te remerciais de la part essentielle que tu as prise à cet accouchement, part à laquelle doit revenir, sans nul doute, bonne quantité du succès de l'oeuvre et de la représentation.

 

Je n'aime pas les ingrats, j'en connais beaucoup, et je serais désolé d'en grossir la liste douloureuse. Je sais que les qualités qui peuvent se trouver dans une oeuvre ont une bien faible chance d'action sur le public si elles ne sont mises en évidence par les facultés de ceux qui sont chargés d'enseigner l'oeuvre ou de l'interpréter: je sais cela trop bien pour ne pas apprécier à toute sa valeur les services que m'ont rendus une intelligence aussi délicate et une obligeance aussi zélée que celles dont tu as fait preuve dans cette circonstance.

 

[On me monte ta lettre à l'instant: il est onze heures 1/2, le temps doit avoir été bien mauvais pour avoir ainsi retardé le courrier de Paris qui arrive d'ordinaire avant 9 heures. Merci, cher ami, de ton affectueux empressement: je regrette qu'il ait devancé cette lettre; mais, comme tu auras pu l'apprendre par Du Locle à qui j'ai écrit hier à la hâte, mon désir était de t'ecrire dès que j'aurais un moment pour le faire.]

 

Merci encore, embrasse bien pour moi ta chère Geneviève, et sois assuré des meilleurs sentiments de ton dévoué vieil ami.

 

Ch. Gounod

 

 

 

P.-S. Je t'enverrai sous peu quelques brins de ma musique qui t'intéresseront peut-être: je l'espère du moins.

(1803-1869) Isolé dans un monde musical français dominé par la musique de théatre, Berlioz, qui est avant tout homme de concert, doit, pour survivre, tenir la rubrique musicale du "journal des débats". Il s'intéresse aux jeunes musiciens: Saint-Saens, Bizet, Gounod. Gounod lui voua une grande admiration.

 

 

Monsieur Charles Gounod

47, rue Pigalle, Paris

19 novembre 1851

 

 

 

Mon cher Gounod,

 

Je viens de lire très attentivement vos coeurs d'Ulysse. L'oeuvre, dans son ensemble, me paraît fort remarquable et l'intérêt musical va croissant avec celui du drame. Le double choeur du Festin est admirable et produira un effet entraînant s'il est convenablement exécuté. La Comédie-Française ne doit ni ne peut lésiner sur vos moyens d'éxécution. La musique seule, selon moi, attirera la foule pendant un grand nombre de représentations. Il est donc de l'intérêt le plus direct, le plus commercial, du directeur de ce théâtre, de faire au compositeur la part large dans les dépenses et la mise en scène d'Ulysse; et je crois qu'il la lui fera telle. Mais ne faiblissez pas. Il faut ce qu'il faut, ou rien. Prenez garde aux chanteurs que vous chargerez de vos solos: un solo ridicule gâte tout un morceau.

A la page marquée d'une corne, se trouve une faute de ponctuation dans la musique du commencement d'un vers que je vous engage à corriger. Les honnêtes gens ne doivent pas scander ainsi; laissons cela aux pacotilleurs.

Mille compliments empressés et bien sincères.

Votre tout dévoué,

 

Hector BERLIOZ

(1810-1881) Hector Lefuel obtient la même année que Gounod le Grand Prix de Rome mais en architecture. Ils se retrouvent à la Villa Medicis. Lefuel deviendra l'architecte en chef du nouveau Louvre en 1854. Les deux hommes vont entretenir une importante correspondance.

 

 

 

A Cênes, poste restante.

 

Si M. Lefuel ne vient pas réclamer ses lettres à Cênes,

lui envoyer celle-ci à l'Académie de France, à Rome.

 

 

 

Vienne, le 21 août 1842 (lundi).

 

 

 

Mon cher Hector,

 

J'ai reçu, I'autre semaine, une lettre d'Hébert, auquel j'avais écrit le premier de Vienne; il m'apprend que tu es quelque part autour de Gênes, mais il ne peut pas me dire au juste où tu es. Comme tu m'as abandonné tout le long de mon voyage, cher ami, et que je n'ai trouvé ni à Florence ni à Venise ni à Vienne une ligne de tes nouvelles, je me suis vu obligé de demander à quelque ami commun si, par hasard, il ne saurait pas ton adresse et s'il ne pourrait pas me la donner. Par la réponse que j'ai reçue d'Hébert, j'ai vu qu'il avait été plus heureux que moi, puisqu'il savait au moins où tu étais et où il pouvait te donner de ses nouvelles en recevant des tiennes. Tu sais pourtant bien, abominable et monstrueux père, combien ton fils aurait été content de voir quelques lignes de toi! mais tout le long du voyage, pas une panse d'A! moi, de mon côté, comment t'écrire? partout j'en ai eu envie, nulle part je n'en ai eu par toi le moyen. D'un autre côté, je crains maintenant que cette lettre-ci ne te trouve déniché d'où tu étais: de sorte que cette incertitude m'a décidé à prendre pour l'adresse de ma lettre les précautions que tu vois. Si j'étais près de toi, va, je te gronderais bien fort. Comment! tes entrailles patriarcales ont donc dégénéré au point de n'avoir plus besoin d'envoyer quelques-unes de ces bonnes lignes auxquelles tu sais que ton premier-né est si sensible! avec ton nom et ton adresse, si tu n'avais pas le temps d'écrire, moi au moins j'aurais pu te tenir au courant de tout ce qui m'avait intéressé, de ce qui m'intéresse encore aujourd'hui, choses auxquelles je ne puis pas te croire indifférent. Enfin, cher et très cher père et ami, maintenant que je t'ai bien grondé, j'oublie tes iniquités; je te pardonne du fond du coeur, je sais depuis longtemps que cela t'embête d'écrire; je sais aussi que tu ne perds pas ton temps, et j'en eus trop souvent la preuve à Rome pour jeter le manque de tes nouvelles sur le compte de la flânerie. Ainsi donc, tout est oublié excepté toi. J'aurais voulu pouvoir te dire déjà depuis longtemps ce qui m'arrive d'heureux ici: c'est de pouvoir faire exécuter à grand orchestre, le 8 septembre, dans une des églises de Vienne, ma messe de Rome, qui a été jouée à Saint-Louis des-Français à la fête du Roi. C'est un grand avantage et qui n'est encore échu à aucun pensionnaire: je dois cela à la connaissance de quelques artistes fort obligeants qui m'en ont fait connaître d'autres, influents. A Vienne, je travaille; je n'y vois que très peu de monde, je ne sors presque pas; je suis jusqu'au cou dans un requiem à grand orchestre qui sera probablement exécuté en Allemagne le 2 novembre. On m'a déjà offert ici, dans l'église où sera jouée ma messe de Rome, de m'exécuter aussi mon requiem. Comme je ne sais pas encore jusqu'à quel point je serai satisfait de l'exécution, je n'ai encore rien décidé à part moi. A Berlin, par la connaissance de madame Henzel et de Mendelssohn, il serait fort possible que j'obtinsse une exécution beaucoup plus belle qu'à Vienne, et qui aurait l'avantage de me donner une position meilleure aux yeux des artistes. A Vienne, je suis toujours libre d'accepter: si je suis content de l'exécution de ma messe du 8 septembre, je me déciderai à donner mon requiem ici; sinon, je le porte à Berlin. Madame Henzel, lorsqu'elle était à Rome, me disait: «Quand vous viendrez en Allemagne, si vous avez de la musique à faire jouer, mon frère pourra vous être d'un grand secours.» Je lui ai écrit à Berlin, il y a quelques jours, et, comme je dois partir d'ici le 12 septembre pour faire une tournée à Munich, Leipzig, Berlin, Dresde, Prague, je la prie de vouloir bien me dire si elle croit que je puisse ou non arriver à Berlin avec des projets d'y faire jouer de ma musique; sa réponse influencera encore ma décision à cet égard. Si elle me dit oui, je reste à Berlin jusque dans les premiers jours de novembre, et puis je reviens ensuite à Paris; sinon, il me faut redescendre à Vienne, où je reviens en quatre jours par les chemins de fer. Il y en a un qui va de Vienne à Olmutz, et qui me fait faire près de soixante lieues. Si je dois rester à Berlin pour mon requiem, je serai obligé d'arranger mon voyage différemment et de le faire ainsi: Munich, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin. Au reste, je t'en informerai quand j'en serai sûr. J'ai bien des fois regretté notre belle Rome, cher Hector, et j'envie bien le sort de ceux qui y sont encore; ce n'est presque que dans le souvenir de ce beau pays que je trouve vraiment quelque charme et quelque bonheur: si tu savais ce que c'est que tous les pays que j'ai traversés, quand on les compare à l'Italie! La dernière chose qui m'ait bien vivement et profondément impressionné, c'est Venise! tu sais combien c'est beau: ainsi je ne m'étalerai pas en descriptions, ni en extases, tu me comprends. Tu as probablement appris de ton côté, cher ami, la mort de notre bon camarade Blanchard. Je mesure à l'affliction que j'en ai eue celle que tu as dû éprouver, toi, qui étais plus étroitement lié que moi avec lui. Voilà, cher, comme on est sûr de se revoir quand on se quitte, et, bien qu'il n'y ait rien de plus banal, il n'y a rien de plus terriblement nécessaire que de mettre au bas de chacune de ses lettres:

 

Adieu, cher ami, adieu; je t'embrasse comme je t'aime, c'est-à-dire en ami comme un frère: j'espère toujours que nous nous reverrons.

 

Adieu, tout à toi de coeur.

 

 

 

CHARLES GOUNOD

 

 

 

 

 

 

Hectore Lefuel

Rue de Tournon, 20, Paris.

 

 

 

Mon cher Hector,

 

Je suis allé chez toi, il y a environ un mois, pour t'informer d'un événement très important et à la connaissance duquel ton vieux titre d'ami et de père te donnait un droit spécial. Je vais me marier, le mois prochain, avec mademoiselle Anna Zimmerman. - Nous sommes tous on ne peut plus contents de cette union, qui nous paraît offrir les plus sérieuses assurances de bonheur durable. La famille est excellente, et j'ai l'heureuse chance d'y être aimé de tous les membres. Je suis sûr, cher ami, que tu vas t'associer de tout ton coeur à cette nouvelle joie: elle sera momentanément troublée, cependant, par le souvenir cruel pour notre pauvre Marthe du même bonheur qu'elle a goûté et qu'elle pleure maintenant tous les jours. Dieu veuille que ma nouvelle compagne la dédommage par son affection du mal involontaire que sa joie aura réveillé dans le coeur de sa nouvelle soeur! Ce sera, j'espère, ainsi: car ces deux excellentes natures se sont déjà bien sympathiques.

 

Adieu, cher Hector; tout à toi de coeur.

 

 

 

 

 

CHARLES GOUNOD

(1821-1888) Epoux de Berthe Zimmerman, la belle-soeur de Gounod. Il était architecte. Gounod lui confia la décoration de son appartement parisien de la place Malesherbes. Il entretint avec lui une importante correspondance durant son séjour en Angleterre.

 

 

 

à Monsieur Pigny,

rue d'Enghien, Paris.

 

 

 

La Luzerne, mardi 28 août 1855.

 

 

 

Mon bon et cher Pigny,

 

Dans la lettre que je reçois d'elle aujourd'hui, ma mère me parle, avec la reconnaissante émotion d'un coeur qui s'y connaît, des attentions toutes filiales que vous lui avez témoignées depuis mon départ et des précautions délicates dont vous lui avez offert d'entourer, par votre assistance personnelle, son déménagement de la campagne, pénible à ses années déjà lourdes, si réduit qu'il soit par la simplicité de ses habitudes et de sa vie. Vous qui avez, dit-on, une mère Dévouement, une mère Abnégation (j'emploie les noms à dessein, car les épithètes ne suffisent pas pour ces sortes de coeur-là), vous me comprendrez si je vous dis que donner à ma mère, c'est me donner, à moi, ce qui m'est le plus doux et le plus cher: car c'est me suppléer et m'aider dans une oeuvre que je n'accomplirai jamais selon mon coeur, c'est-à-dire lui rendre une faible partie de ce que sa longue, digne et laborieuse existence m'a prodigué de soins, de sacrifices, d'inquiétudes, de dévouements de tout genre; en un mot, nous avons été toute sa vie, elle n'aura été qu'une portion de la nôtre!... Croyez, mon cher Pigny, que je suis profondément touché de voir votre âme déjà si parente pour moi, et rien, avec l'affection unanime qu'on vous porte ici, ne pouvait vous donner plus de titres et plus de droits à la mienne que la pieuse déférence dont vous avez fait si cordialement l'hommage à ma vénérée et bien-aimée mère.

 

 

 

CHARLES GOUNOD

 

 

 

 

 

 

(Gounod écrit de Londres alors qu'en France la guerre fait rage)

 

Cher ami,

 

Ta lettre du 12 m'arrive à l'instant, et je me mets de suite en devoir d'y répondre, dans l'espoir que celle-ci arrivera peut-être à temps à Versailles pour t'y recevoir à ta rentrée dans la chère maison fraternelle, et que tes deux frères pourront fêter ton retour chacun à leur façon, l'un par la paix de son jardin, I'autre par quelques lignes venues d'outre mer; I'un en t'ouvrant sa porte, I'autre en t'ouvrant ses bras; tous deux en t'ouvrant leur coeur, où tu sais la place que tu occupes! Hélas! mon ami, mon cher frère, j'entends comme toi cet horrible canon dont le grondement te navre et te désespère à si juste titre! En suivant pas à pas la marche des événements et les diverses phases du conflit ou plutôt de la pétaudière qui les produit et qui les entretient, j'en arrive à sentir tomber une à une, je ne dirai pas mes illusions (le nom ne serait pas digne de la chose et n'en vaudrait pas le deuil!...) mais mes espérances, au moins actuelles ou prochaines, sur l'avènement d'un nouvel étage dans la construction de cette maison morale qu'on appelle la Liberté, et qui est pourtant la seule habitation digne de la race humaine. Non, je le répète, ce ne sont pas des illusions qui disparaissent: la Liberté n'est pas un rêve ; c'est une terre de Chanaan, une véritable Terre promise. Mais, nous ne la verrons encore que de loin, comme les Hébreux: pour y entrer, il faut que nous devenions le peuple de Dieu. La Liberté est aussi réelle que le ciel: c'est un ciel sur la terre; c'est une patrie des élus; mais il faut la mériter et la conquérir, non par des tyrannies, mais par des dévouements; non en pillant, mais en donnant; non en tuant, mais en faisant vivre moralement et matériellement. Moralement surtout, car, lorsque la besogne morale sera bien comprise, bien déterminée, la question matérielle ira de soi: l'hygiène de l'homme d'abord; puis ensuite celle de la bête. C'est la marche de la justice: c'est pourquoi c'est la marche logique. Quand je repasse en moi-même où nous ont conduits (jusqu'à présent, du moins) toutes les générosités morales, tous les crédits de confiance dont l'humanité politique et sociale a été l'objet jusqu'à ce jour, je ne puis m'empêcher de reconnaître que l'homme a été traité en enfant gâté; je me demande si on n'a pas devancé, par une prodigalité imprudente et téméraire, la distribution opportune et sage de tous ces dons que l'âge de majorité est seul capable de comprendre et d'utiliser. Nous avons encore besoin de tuteurs; et, maître pour maître, j'en aime mieux un que deux cent mille: on peut se délivrer d'un tyran (la mort naturelle, ce qu'on appelle la belle mort, peut s'en charger); mais une tyrannie collective, compacte, renaissant d'elle-même et s'alimentant sans cesse de ses victimes, dont elle se fait comme un engrais perpétuel, il est impossible que ce soit là le plan sur lequel Dieu a jeté le mouvement humain. Maintenant, si on voulait presser toutes les conséquences de ceci, on arriverait à cette conclusion: « La Liberté n'est que l'accomplissement volontaire et conscient de la justice. » Et comme la justice est d'obéir à des lois éternelles et immuables, il s'ensuit que, pour être libre, il faut être soumis. Voilà la fin de tout argument et la base de toute vie... Je bavarderais longtemps là-dessus (et toi aussi); mais, je ne dois pas oublier que ma lettre ne sera pas seule sous cette enveloppe. Je t'embrasse donc, toi et ta Berthe, de tout mon coeur.

 

Ton frère,

 

CHARLES GOUNOD

(1819-1883) Epoux de Juliette Zimmerman et artiste peintre. En 1852, par son mariage avec Anna Zimmerman, soeur de Juliette, Charles Gounod devient le beau-frère de Dubuffe. Des liens d'amitié tres solides se nouent alors.

 

 

 

(La guerre fait rage en France)

 

8 Morden Road, Blackheath Park,

 

Mardi, 8 novembre 1870.

 

 

 

Mon Edouard,

 

Voici encore que nous allons changer de domicile: nous quittons Morden Road samedi pour aller nous installer à Londres, où il va être indispensable que je sois pour mon travail et mes affaires. Il va falloir se remettre à l'oeuvre et à la vie utile, car je ne peux pas me laisser plus longtemps éteindre et anéantir dans une tristesse sans fin et sans fruit! Un mois de plus et je serais incapable de quoi que ce soit. Si je peux produire et vendre, je vendrai; si je suis obligé de donner des leçons, j'en donnerai: car, hélas! I'armistice se gâte, et ce que sera l'hiver chez nous, personne ne le sait. Voilà donc notre pauvre volière dispersée, mon ami! Non les coeurs, mais les yeux et « je ne suis pas de ceux qui disent: ce n'est rien!... je dis que c'est beaucoup! » - comme le bon La Fontaine. Dis à mon cher petit Guillaume combien ses lettres sont précieuses, non seulement au coeur de sa grand-mère, mais à la tendresse de son oncle, qui cherche et suit, avec une sollicitude que j'oserai presque appeler maternelle, la trace te tous ses sentiments, les élans de sa nature, les éléments de son avenir, le mouvement de sa pensée, tout cet ensemble enfin se composant en nous de ce qui persiste et de ce qui se transforme. Tout ce que je vois en lui est bien bon et de bien bon augure, et les graves et tragiques événements dont le tumulte accompagne son entrée dans la vie auront donné à toutes ses qualités l'âge que la paix leur eût peut-être donné vingt ans plus tard.

 

Tout le monde va bien. Jean et Jeanne embrassent tendrement leurs oncles et cousins.

 

 

 

CHARLES GOUNOD

 

 

 

 

(Gounod est encore en Angleterre)

 

Le 25 décembre 1870.

 

 

 

Mon Édouard,

 

C'est un triste jour de l'an que celui que nous allons traverser si loin les uns des autres, et séparés depuis si longtemps! Plus de foyer, I'éloignement des siens, I'absence et la dispersion des amis, I'angoisse de tout instant sur le sort, la santé, la vie de ceux qu'on aime, des existences fauchées par milliers, des carrières anéanties, suspendues ou entravées, des familles ruinées, des provinces ravagées, et au bout de tout cela une solution encore inconnue: voilà le bilan et le testament de l'année qui va mourir après avoir englouti tant de victimes et répandu tant de désastres! Voilà le résultat actuel du Progrès humain. Si c'est aux fruits qu'on juge l'arbre, et si, comme cela est incontestable, la valeur des causes doit se mesurer à celle des effets, il faut reconnaître que, pour en arriver où nous sommes, la sagesse humaine a dû faire bien fausse route, et que cette raison, de l'émancipation de laquelle nous sommes si jaloux, n'a pas de quoi se montrer bien fière de son indépendance et de ses enseignements! Si tant de malheurs ont pu nous instruire et nous ramener à la simplicité du vrai, et au vrai de la simplicité, tout ne sera pas perdu, et quelque chose de précieux et de salutaire y aura été gagné, car tout se tient ici-bas, les conséquences du faux comme celles de la vérité; telle la sève, tel le fruit.

Que va nous apporter 1871? Je ne le sais; mais il me semble que ce devra être, en bien ou en mal, une année décisive, non pas pour nous seulement, mais pour l'Europe, pour ce qu'on nomme le monde civilisé. Il faut enfin savoir à quoi s'en tenir; il est temps que les nations soient fixées sur ce qui doit les faire vivre ou mourir, les rendres fortes ou faibles, leur donner la lumière ou l'ombre, les sauver des expédients pour les asseoir sur des fondements solides et durables. Les sciences font ainsi: la politique est une science; elle doit avoir sa base et ses procédés de construction... Enfin!...

Mille tendresses d'Anna et de grand-mère.

 

 

 

CHARLES GOUNOD

(1820-1904) Cousine germaine de Napoléon III. Il semble que Gounod soit entré en relation avec la princesse Mathilde par l'intermédiaire de son ami Hébert. Un lien d'amitié s'est noué alors et Gounod figure parmi les familiers de la princesse jusqu'à la fin de sa vie.

 

 

 

A.S.A.I. LA PRINCESSE MATHILDE

 

 

 

Mardi 6 janvier 1891.

 

 

 

Chère princesse,

 

Permettez-moi de proposer un toast à votre santé.

 

Pour la première fois nous avons l'honneur et la joie de vous voir assise à notre table.

 

Si c'est un honneur de recevoir la princesse, c'est surtout un bonheur de recevoir l'amie sûre, constante et dévouée qui a su se créer et retenir tant d'amis dont la fidélité fait votre éloge plus encore que le leur. Trop souvent, hélas! I'ingratitude des obligés se charge d'entretenir la mémoire des bienfaiteurs. Il n'en est pas ainsi chez nous, princesse; et puisque l'occasion s'en présente, permettez-moi de rappeler devant ceux qui le savent et d'apprendre à ceux qui l'ignorent que si le Médecin malgré lui; le premier de mes ouvrages qui m'ait concilié la faveur du public, a vu le feu de la rampe, je le dois à votre entière et chaleureuse intervention qui a fait tomber les obstacles suscités par le ministre d'État et par la Comédie-Française, et que vous avez mis le comble à nos bonnes graces en acceptant la dédicace de cet ouvrage. Je suis sûr que vous avez moins de bijoux que de souvenirs de cette sorte, et qu'à vos yeux comme à ceux de vos amis, vos bienfaits sont la plus riche de vos couronnes.

 

A la santé de la princesse Mathilde.

 

 

 

CHARLES GOUNOD

(1817-1908) Artiste peintre, il obtient lui aussi le Premier Prix de Rome la même année que Gounod mais dans sa spécialité. Des lors une solide amitié lia les deux hommes jusqu'à la mort de Gounod.

 

 

 

(Gounod et Hebert passèrent deux mois à Rome du 12 décembre au 16 février 1869. Hébert était alors Directeur de la Villa Médicis. Les deux hommes furent enchantés de se retrouver dans ce lieu qui les avait rassemblés trente ans plus tôt. Ce séjour réconforta beaucoup le compositeur, harassé par les difficultés à faire représenter une nouvelle version de Faust à l'Opéra.)

 

Hébert rapporte:

 

« comme il fut heureux pendant les deux mois de solitude que nous passâmes ensemble »... «pour moi seul, il lisait les fragments du libretto de Redemption auquel il travaillait tous les soirs... pour moi seul, il se mettait au piano et jouait comme autrefois, avec des regards où brillait la flamme sombre de l'enthousiasme, les belles oeuvres des maîtres, de plus en plus profondément admirées... ».

 

«Quand il fallut revenir à Paris, rappelé pour le passage de Faust du Théâtre-Lyrique à l'Opéra, Gounod, de lui-même, déclara qu'il jouerait et chanterait tout ce qu'on voudrait au prochain dimanche dans le salon de l'Académie »

 

« Gounod, aimable comme toujours et souriant, se mit à ce bon piano d'Érard qu'il connaissait bien et joua, chanta, de dix heures à une heure du matin, devant cette foule ravie, enthousiasmée... »

 

« Gounod ce soir-là fut acclamé et salué comme chef de l'école française; et ce triomphe, en pleine Académie, fut doux au coeur de l'artiste glorieux qui avait si bien tenu les promesses du jeune pensionnaire »

 

 

 

E.HEBERT

 

 

 

 

(Charles Gounod étant décédé le 18 octobre 1893, Ernest Hébert écrit à sa veuve à l'occasion du jour des morts.)

 

« ..., dis-le de ma part à tes enfants, qui vont devenir un peu les miens, s'il m'est donné de pouvoir leur prouver mon dévouement et mon affection »

 

« j'ai perdu comme vous tous, quoique à un degré plus humble, une grande force de travail et la joie de ma vie »

 

(Écrivant de Rome, il ajoute)

 

«... il y a eu à Saint-Louis-des-Français samedi dernier un service funèbre, une vraie cérémonie, où ont assisté les Ambassadeurs, l'Académie de France et tous les compositeurs et artistes musiciens de Rome, un d'eux a exécuté admirablement le beau chant de l'hymne à Ste Cécile qui ému tout l'auditoire et m'a arraché des larmes. A l'Académie de France les pensionnaires ont décidé que le portrait de Gounod serait descendu de sa place à côté de Lefuel et de moi et serait placé à part comme l'enfant de la maison qui l'a le plus hautement honorée ».

 

E.HEBERT