Le texte ci-dessous a été écrit par Monsieur Marcel BONNET et édité dans le "PROGRAMME DE L'AMITIE LAÏQUE" en 1978. Ce Saint-Remois de souche, en quelques sortes "la mémoire du village", m'a très gentiment fait parvenir ce texte fort bien écrit et rempli d'anecdotes irrésistibles. Je vous le fais donc découvrir ici car il apporte de très intéressantes informations sur une période importante de la vie de Charles Gounod.
Le séjour de Charles Gounod à Saint-Remy-de-Provence
de Mars à Mai 1863
MONSIEUR ILTIS
En 1863, l'organiste de Saint-Remy est un jeune Alsacien, originaire d'Oberbrück (Bas-Rhin): Gervais-Protais Iltis. (Nous ne savons guère comment il vint ici, mais nous pouvons noter qu'un autre Alsacien l'avait précédé à son poste: Thiébaud Spenlé - celui-là même qui, en 1842, eut la faveur d'inaugurer le bel orgue romantique dont le docteur Louis Mercurin venait de doter la paroisse, et qu'on devait au facteur montpéliérain Moitessier).
Les Saint-Remois ont beaucoup de considération pour leur organiste qu'ils n'appellent que Monsieur Iltis - cela seul prouvant sa notabilité, bien que sa condition soit modeste. Mais il incarne la musique sacrée, et son titre ronflant de « maître de chapelle » le range parmi l'élite du pays. Si Monsieur Iltis subsiste grâce à la musique, c'est surtout pour elle qu'il vit, comblé d'avoir à sa disposition un instrument que beaucoup de ses confrères de villes plus importantes lui envieraient, et sur lequel il aime à jouer de la musique des maîtres, et elle seule: ce que l'un de ses curés constatera avec satisfaction même si, durant l'office, il encourt le risque d'être induit... en distraction ! ...
Saint-Remy possède un chÏur paroissial uniquement composé de dames et de jeunes filles: Monsieur Iltis, qui le conduit, en est donc le seul élément masculin - car la morale ne saurait admettre le mélange des sexes, surtout au lutrin... Par contre, seuls les hommes se regroupent au sein de l'Echo des Alpines, orphéon créé en 1860 - l'année même où Monsieur Iltis est arrivé ici. Et c'est encore lui qui en assume la direction avec brio, car la bannière de notre phalange est abondamment garnie de médailles remportées dans les concours régionaux qui font fureur sous le Second Empire. Monsieur Iltis, tous ses devoirs accomplis, trouve le temps de donner des leçons de piano dans quelques bonnes maisons du pays et même, enfin libéré de toutes obligations, il a encore le loisir de composer, pour se délasser, de la musique dite légère, comme cette Polka des Oiseaux qui a eu les honneurs de l'impression et qui, sur les pupitres saint-remois, a achevé de consacrer la réputation fort enviable de Monsieur Iltis.
Ajoutons à cela que Monsieur Iltis est admis au Cercle, comme au Grand Café, parmi les bourgeois grands lecteurs de feuilletons littéraires et musicaux, et qu'il fréquente assidument la petite sphère d'amateurs de beaux-arts et de belles-lettres que Saint-Remy compte en son sein. Il a même lié connaissance avec le jeune poète voisin Frédéric Mistral, à qui il va devoir la plus grande joie et le plus grand honneur de sa vie paisible - qui ne s'achèvera qu'en 1901 à Bagnols-sur-Cèze. Le 20 mars 1863, en effet, Mistral écrit à Monsieur Iltis pour lui annoncer la plus stupéfiante des nouvelles: sous le sceau du secret, il le charge de pourvoir à l'installation, à Saint-Remy même, de l'un des maîtres de la musique contemporaine : Charles Gounod.
CHARLES GOUNOD (1818-1893).
A cette époque, Charles Gounod n'a pas encore acquis cette gloire qui, survenant plus tard, couronnera et son Ïuvre et son nom. Il est surtout connu des initiés pour sa musique d'inspiration religieuse: ses messes et ses oratorios lui ont acquis une renommée certaine. Jusqu'en 1848, il s'adonne uniquement à ce genre qui convient parfaitement a sa nature croyante, presque mystique, et dont un critique sévère a pu dire - longtemps après lui - qu'elle eut l'inconvénient de favoriser l'épanouissement de ses défauts à l'encontre de ses meilleures qualités (P. Landormy), ce qui, précise-t-il, l'a rendu plus pompeux et plus théâtral à l'église qu'il ne le deviendra jamais au théâtre... Du moins le théâtre conviendra-t-il mieux à un autre aspect de sa nature, sensible et même sensuelle, ce qui ne manquera pas de provoquer en lui une sorte de dualité pagano-chrétienne qui le tourmentera si fort que, lors du séjour que Gounod fera en 1839 à la Villa Médicis, après qu'il ait remporté le Premier grand prix de Rome de musique, on le verra, un temps, porter la soutane...
Mais l'inspiration profane finira par l'emporter, et le premier opéra que Gounod compose, en 1851, est précisément celui de la voluptueuse Sapho - qui sera, du reste, assez mal accueilli. Comme le seront encore, en 1854, La Nonne sanglante et, en 1858, Le Médecin malgré lui. En 1859, il donne ce que l'on considère comme son chef-d'oeuvre: Faust. C'est l'insuccès, car ni le public, ni la critique, ne lui sont favorables. Suivront Philémon et Baucis (1860) et La Reine de Saba (1862): l'Empereur lui-même et sa Cour ayant boudé cette dernière Ïuvre, le parterre et la presse consacrent l'échec. Ce sont autant d'épreuves pour le musicien, fortement marqué, profondément touché - même si sa Méditation sur le Premier Prélude de Bach (1853), dont le célèbre Ave Maria est resté populaire, et sa Messe de Sainte-Cécile (1855) ont forcé l'estime. Et ce sont deux Ïuvres que Monsieur Iltis, fort au courant de la production musicale de son temps, apprécie justement en bon connaisseur. Ce qui explique que sa joie puisse égaler sa surprise au moment où Mistral lui apprend la venue à Saint-Remy de l'un de ses compositeurs préférés...
MIREILLE
Bien que ses déboires l'aient affecté, Gounod ne se tient pas pour battu. Il décide d'abord de se reposer et, en 1862, il est à Baden-Baden où, désireux de préparer sa revanche, il songe à un nouvel opéra: le thème de Mignon l'attire d'abord, mais il abandonne ce projet, que reprendra ultérieurement Ambroise Thomas, pour en tirer un si brillant parti... La raison de cet abandon ? C'est que Gounod vient de découvrir un poème provençal paru en 1859: Mirèio. Il en est littéralement subjugué, enthousiasmé et... rasséréné: au plus profond de la crise qu'il traverse, voici ce qu'il attendait: un chant d'amour et de paix, une idylle pastorale si hautement exprimée. Il écrit a Mistral qui, on s'en doute, accepte aussitôt: son poème lui a valu, avec Ia consécration académique, la gloire. Elle lui vaudra celle du grand public grâce à l'opéra qui, alors, jouait le rôle actuel du cinéma ou de la télévision - toutes proportions et nuances observées - pour la propagation d'une Ïuvre. Michel Carré est rapidement chargé d'écrire un livret - ce pâle livret si contesté, mais qui n'est qu'un livret - et que Gounod accepte. Il ne lui reste plus qu'à se plonger dans l'atmosphère la plus propice à une heureuse conception. Chose curieuse, c'est d'abord à l'Italie qu'il songe pour y chercher une ambiance. Mais où s'en pénétrera-t-il mieux qu'en Provence ? Il décide donc d'accomplir un véritable Pèlerinage aux sources, aux sources mêmes du poème mistralien, païen autant que chrétien (ce qu'il ressent mieux que quiconque, de tout son être composite), ce poème que le censeur littéraire de l'archevêché d'Avignon vient de juger si sévèrement en exprimant à son endroit de si fortes réserves...
Le voyage en Provence est donc décidé. Mistral, qui exulte à cette nouvelle, écrit à Charles Gounod le 25 février 1863: « le suis ravi que ma fillette vous ait plu, et vous ne l'avez vue que dans mes vers. Mais venez à Arles, à Avignon, à Saint-Remy, venez la voir le dimanche quand elle sort des vêpres, et devant cette beauté, cette lumière et cette grâce, vous comprendrez combien il est facile et charmant de cueillir par ici des pages poétiques. Cela veut dire, Maître, que la Provence et moi vous attendons... »
Le 8 mars Gounod est à Marseille où, trois jours plus tard, il dirige une représentation de Faust, qui fait grand bruit. Le lendemain, il est à Maillane où il lit à Mistral le libretto: comme un enfant, Mistral pleure de joie! L'après&emdash;midi, et à pied, il conduit son hôte à Saint-Remy pour y admirer les Antiques et les Alpilles qui produisent sur le musicien une très forte impression. Le soir, ils dînent et couchent a Saint-Remy, non sans avoir rendu, entretemps, visite à ce bon Monsieur Iltis, qui les conduit chez lui, car il dispose d'un piano. Là, Charles Gounod, qui a déjà écrit quelques pages, se met au clavier, joue et chante - car il a une fort belle voix. Dehors, il pleut (c'est comme nous disons, une de ces raisso dont mars est prodigue). Mais qui s'en soucie, dans la petite pièce où il fait si bon, et illuminée bien autrement que par la faible lueur des bougies ?... Retenons la date si nous ignorons le lieu: jeudi 12 mars 1863. Et songeons a l'humble organiste de Saint-Remy qui, assis à côté de celui qui sera l'un des grands poètes du siècle, écoute, chez lui, joué sur son piano de professeur de village, celui qui sera l'un des plus grands musiciens du siècle interpréter la première version de La chanson de Magali, l'air d'Andreloun le berger et La chanson de la sorcière Taven.
Gounod tient absolument à découvrir sans tarder, en rapides étapes, les lieux mêmes où se déroule l'action de Mireille: le 13 mars, il est aux Baux, où le cafetier Cornille lui sert de guide ; le 16, il est à Arles ; le 17, à nouveau aux Baux - qui l'ont frappé - et où il visite le Val d'Enfer. Le 18, retour a Maillane: c'est ce jour-là qu'est fixé l'endroit où le musicien se fixera. Ce dernier eût aimé la maison même de Mistral, à Maillane - la Maison du Lézard - mais il n'y faut point songer, la vieille maman Mistral n'étant pas en état de recevoir un hôte. Et Gounod le déplore. Il faut donc s'attacher à trouver un lieu peu éloigné de Maillane, offrant des commodités pratiques et plus de facilités de relation avec les Baux, Arles, et, surtout, les Saintes - ce bout du monde à l'époque (Gounod y sera les 19 et 20 mars, et s'y sentira bouleversé). Le choix est vite fait: il porte sur Saint-Remy. Et c'est ce 20 mars, on l'a vu, que Mistral l'écrit en confidence à Monsieur Iltis.
L'HOTELLERIE DE VILLE-VERTE
Saint-Remy est alors un berceau de verdure et un havre de paix. La principale place, la place d'Armes, est ombragée comme un parc; les ormeaux du Cours forment des arceaux de branchages que, vingt-cinq ans plus tard, Edmond de Goncourt comparera à des « nefs gothiques », peu avant que Van Gogh ne s'en inspire. Les divers hôtels - on dit plus volontiers auberges - que compte la ville, bien que tous situés en bordure d'agglomération, sont tous des sites campagnards. Mais ceux du Cheval-Blanc et de la Graille sont encore des « logis à pied et à cheval », relais de poste, de diligences ou de roulage, très fréquentés et trop bruyants. Plus petite, l'hôtellerie de Ville-Verte, est aussi plus calme. Contiguë à la place d'Armes, qui n'est séparée de la pleine campagne que par la rangée d'immeubles dite lis oustau de Moussu Mercurin (ce docteur qui les fit construire sous la Restauration et qui donna les orgues), elle possède une cour interieure qu'un mur à peine sépare des premiers champs de la Combette. C'est là, du reste, que Monsieur Iltis prend ses repas: il en est même le seul pensionnaire attitré. C'est donc là qu'il réservera, au deuxième étage, touchant au café Henri IV et portant le N° 6, une chambre dont Gounod lui-même dira qu'elle est « propre, blanche, très claire », et qui fait face à l'église.
Ville-Verte - en provençal Vilo-Verdo, nom dérivé d'un très ancien toponyme local la Villa viridis, le domaine rural ou le grand verger d'arbre fruitiers - Ville-Verte, toujours parée de verdure, est tenue par Jean-Baptiste Rousset et son épouse, Marguerite Pellissier que, selon l'usage provençal voulant que la fille aînée porte, féminisé, le nom de famille, chacun n'appelle que Pelissiero; Monsieur Iltis leur recommande la plus grande discrétion: il importe que leur hôte soit protégé par un incognito absolu. C'est donc avec autant de déférence que de discrétion qu'ils accueillent ce monsieur de Paris, si aimable et si distingué, qui se montre satisfait de leur réception. Si bien qu'à peine installé il va écrire à son épouse restée dans la capitale: « Ma maîtresse de maison a l'air d'une excellente femme, et fait tout ce qu'elle peut pour que je sois content. Elle a eu quinze enfants, elle sait ce qu'est la sollicitude ; elle en a perdu quatorze, elle sait ce que c'est que le chagrin ».
Ce quinzième enfant, seul survivant de la nichée, ce cago-nis de 7 ans (il se trouve que Gounod a un fils du même âge, jean, et cela le rapproche plus encore de ses hôtes), nous sommes nombreux à l'avoir connu en sa longue et verte vieillesse, puisqu'il n'est décédé qu'en 1949, âgé de 93 ans: c'était Henry Rousset, le Père Rousset de l'Abattoir, comme nous l'appelions (car son fils, joseph, fut concierge de cet établissement), et auquel l'auteur de ces lignes est redevable de plus d'un détail ici consigné...
MONSIEUR PEPIN
Accueilli par Monsieur Iltis, Charles Gounod s'installe à Ville-Verte le lundi 23 mars 1863, à trois heures de l'après-midi, par un temps merveilleux. Il s'y fait inscrire sous le nom de Monsieur Pépin, et la qualité de peintre, venant faire à Saint-Remy la maquette des décors d'un opéra tiré de Mirèio (il faudra bien expliquer, par la suite, les fréquentes visites de Mistral). Mais comme il a donné son vrai prénom, Pelissiero, bientôt, ne l'appellera que Monsieur Charles (et c'est toujours de Monsieur Charles, que quatre-vingt trois ans plus tard parlera le père Rousset). En un premier temps, la consigne du silence est fort bien observée: mais, à cette époque, installez-vous, « étranger » de Paris, parlant français et donc « pointu », dans une auberge de Saint-Remy, et allez empêcher que tout le pays ne soit au courant de votre arrivée! Surtout si vous êtes assez original pour vous faire livrer, par un voiturier de Nîmes, un piano que, dès le 25 mars, on montera, non sans peine, au deuxième étage de Ville-Verte: quelle fantaisie, quand on est peintre, se faire installer un pareil instrument dans une chambre! ... Les bourgeois du Cercle légitimiste Henri IV (voisin de Ville-Verte), sont tout autant intrigués que leurs homologues du Grand Café Michel, à la Trinité, qui eux, sont des libéraux. Pour une fois ils pensent en commun: quel personnage est-ce donc la, « marquant si bien », mais si peu loquace ? A tel point que l'un d'eux lance un mot d'esprit qui fera fortune dans les annales locales: « Ce Pépin... c'est Pépin-le-Bref !... »
Tout Saint-Remy remarque les fréquentes venues de Mistral, les longues promenades que Monsieur Pépin fait avec lui, ou bien avec Monsieur Iltis, avec lequel il arpente la place d'Armes ou fait le tour du Cours comme tout bon Saint-Remois qui se respecte. La curiosité grandissant, et la malignité publique aidant, le secret n'est bientôt plus que celui de Polichinelle. Moins de huit jours plus tard, chacun, ici, connaît Charles Gounod: mais tous respectent cette tranquillité et cette sécurité auxquelles on a su qu'il aspire, dans une attitude générale parfaitement digne et discrète, quoique chaleureuse, et que le musicien apprécie fort.
GOUNOD ET SAINT-REMY
Gounod se plaît infiniment dans sa chambre. Les conditions de la pension sont à ce point avantageuses qu'il écrit à son ami Georges Bizet voulant travailler en paix à l'une de ses Ïuvres: on vit ici pour rien ! (Mais Bizet ne viendra pas). De sa fenêtre largement ouverte, tout en fumant comme il a coutume de le faire, une longue pipe de terre, le musicien aime à contempler longuement le paysage qui s'offre a lui, avant que de passer à son clavier ou à son carnet pour noter les inspirations ou les impressions de la journée qui s'achève. Il écrit à sa femme, née Anna Zimermann: « Me voilà installé ... Je suis tout à MIREILLE: je suis très bien ici pour ma pensée ... Ma vue est splendide: il n'y a personne dans la maison, et je passerais là ma vie si j'y avais ceux que j'aime... Ma fenêtre est ouverte ; le ciel est d'un azur: je n'entends qu'un roucoulement de pigeons dans la cour; au reste, le silence du cloître. Six semaines de ce recueillement-là et MIREILLE est dans le sac. Ce lieu est beau et pur comme l'Italie: c'est l'Italie de la France, et j'ai bien fait de m'y fixer ». Chaque jour, il fait une longue promenade dans la campagne, « MIREILLE en poche et album en main », car non seulement il note les motifs qu'il a trouvés, mais encore ses impressions, qu'il développera dans la lettre adressée quotidiennement à son épouse, et il fait aussi des croquis, car c'est un dessinateur habile. Il fait même des portraits: celui de Pelissiero, entre autres, et celui de Madame Galleron, son aimable et belle voisine, qui tient le café Henri-IV, et l'y accueille si bien. De façon aussi gentille l'accueille Madame Benoît, la buraliste, dont il est le fidèle client: c'est chez elle, près de l'église, qu'il achète ces petits cigares dont il est friand. Seuls les bourgeois en prennent de semblables, et cela augmente la considération dont il est l'objet de la part des autres clients. Monsieur Benoît est-il souffrant ? Voilà Gounod qui repasse au débit de tabac, spécialement pour s'enquérir de ses nouvelles...
Partout où on le rencontre, on le salue, cérémonieusement ou gracieusement Gounod est sensible à cette politesse provençale, il note sur son carnet qu'il est heureux, ravi de se trouver dans cet Eden parfumé...
On le voit très souvent à l'église, soit qu'il aille aux offices, soit qu'il monte aux orgues, improviser, ou assister Monsieur Iltis dans ses répétitions de la chorale en vue des proches solennités pascales. Les choristes aiment ce qu'il leur fait chanter, comme ce cantique de saint Gens, si populaire, que nos grands-mères savaient par cÏur (A l'ounour de sant Gènt - canten toutis ensèn ... ), mais qu'il a harmonisé, transposé majestueusement, en quelque sorte sublimisé, pour en faire le douloureux cantique des habitants des Saintes accourus auprès de Mireille mourante: « Vous qui du haut des cieux... ». C'est de Louise Mauron, l'une des Maurouneto, que certains d'entre nous ont connue, puisqu'elle n'est morte qu'en 1943, presque centenaire, que nous tenons l'anecdote ; en 1863, elle avait 17 ans, et faisait partie de la chorale paroissiale... Au déclin de sa vie, avec sa petite voix chevrotante, nous l'entendions encore chanter avec émotion ce qu'elle avait appris de Gounod lui-même! ...
Et Louise Mauron rapportait avoir vu, lors des offices de la Semaine sainte, Charles Gounod défiler, cierge en main, avec les Fabriciens, et l'avoir entendu, le dimanche de Pâques, à la messe comme aux vêpres, tenir les orgues - ce dont les journaux du temps ont, du reste, parlé... Comme elle, le Père Rousset a parlé de la bonté, de la simplicité du Maître qui, se souvenant de son fils âgé du même âge, apprenait au garçonnet de Ville-Verte, au moyen de l'une de ses longues pipes de terre qui ont frappé les contemporains, à faire des bulles de savon à partir d'un tian que Pellissière, serviable, leur apportait en souriant...
Les Mistral (de la Fabrique) - cousins du Maillanais - ont conservé dans leur tradition de famille une anecdote concernant Gounod, allongé au bord du Réal, sur un tapis de violettes... Ce fut peut-être ce jeudi 26 mars où lui-même a noté, dès huit heures du matin, sur son carnet de route: « Matinée ravissante. Concert d'oiseaux. Violettes. Je m'asseois au bord d'un ruisseau... Clarté, transparence des eaux: les écorces des arbustes et le cristal du ruisseau tapissé de verdure ». Ce fut ce matin-là, en tout cas, qu'il trouve Heureux petit berger...
Mais ce sont surtout les Alpilles qui attirent Gounod, il a laissé, par exemple, un dessin des carrières que, chose curieuse, Van Gogh refera un quart de siècle plus tard, et que Bonaventure Laurens avait traité vingt ans avant Gounod... Il décrira amoureusement nos collines à sa femme, s'extasiant sur les teintes douces et variées qu'elles prennent suivant les effets successifs de la lumière, en contraste parfois saisissants. Il s'assied sur le pliant qu'il porte toujours avec lui, dans le Vallon de Gros, qu'il dessine - et, que, autre coïncidence, Van Gogh dessinera lui aussi: c'est l'actuel Vallon qui ferme le Barrage (édifié en 1891). Mais son endroit de prédilection, c'est le Vallon de Saint-Clerg, car il y vient presque chaque jour. Le 30 mars, il note: Silence adorable ; l'ombre des pins; les milliers de violettes. Je reste là, près de trois heures, à rêver, à écouter le bruit des insectes, et à travailler ». Et c'est au chÏur des Moissonneurs qu'il travaille ce jour-là. Plus d'une fois il vantera à Madame Gounod les charmes du vallon: « Il y a tout près, à vingt minutes de Saint-Remy, dans la montagne, la plus belle vallée qu'on puisse voir: c'est de la pure Italie ; c'est même grec. Le temps a été superbe , le soleil a coloré de ses plus belles teintes la campagne et les montagnes qui en bornent l'horizon; c'était pur comme MIREILLE ».
Si bien que, lorsque, quelques mois plus tard, il aura regagné Paris, il ne cessera de penser à cet heureux séjour: « Si le beau vallon de Saint-Clergue était quelqu'un, dites-lui que le lui écrirais », mandera-t-il à Mistral le 26 octobre 1863. Et le 26 juillet précédent, il aura écrit à Monsieur Iltis: « Ah! le joli endroit, le délicieux coin de nature que ce petit pays que les touristes n'ont point encore contaminé de leur présence. J'ai vécu là-bas près de deux mois, juste le temps qu'il m'a fallu pour écrire MIREILLE... J'étais littéralement grisé de joie ; les motifs me venaîent à l'esprit comme des vols de papillons, je n'avais qu'à étendre les bras pour les attraper. Combien j'ai de bonheur à me rappeler tout cela ! Il me faudrait vous écrire un volume pour ne rien oublier des délicieux souvenirs qui sont le nid de ma fidèle amitié pour vous. Rien n'est sorti de ma mémoire, entendez-vous ? Rien ! parce que tout est là dans le cÏur, et que là rien ne meurt... J'ai en moi, lorsque je pense à vous, à Saint-Remy, à notre existence là-bas, j'ai en moi comme une photographie vivante d'un Paradis enchanteur... Vous souvenez-vous de ces heures de délicieuse flânerie, pendant lesquelles on a l'air de ne rien faire, et où l'on fait tant de choses, dont la première est d'être heureux? »
Mistral, quant à lui, recevra cette autre confidence, datée du 8 juillet 1863: « Que n'y suis-je encore, dans ce Paradis de la Provence qui a été un véritable ciel pour moi?... Je ne sais si le vallon de Saint-Clergue me regrette un peu, et si, dans cette âme de la nature que je cherche et que vous possédez, il y a quelque chose qui se souvienne de moi; mais je sais que j'y envoie de gros soupirs et que j'y ai laissé quelques-unes des plus douces heures et des plus délicieuses émotions de ma vie ».
LE BANQUET D'ADIEU
Gounod est installé à Ville-Verte depuis un bon mois, lorsque sa femme et son fils viennent le rejoindre: c'est le 30 avril. Madame Gounod occupera une chambre voisine de celle de son mari - quant au petit Jean et à la bonne qui veille sur lui, on leur en réserve une troisième au même étage et sur le même alignement. Quel bonheur pour eux tous pour ces retrouvailles! Il semble que ce soit fête: Pelissiero a garni toute la maison de bouquets d'aubépine fleurie, qui embaument. Il y a une telle « exubérance de floraison » dans la campagne, que Gounod et Monsieur Iltis en rapportent des brassées, en plusieurs allées-et-venues, ce qui intrigue fort les paysans et les voisins: ah ! vraiment il faut ne pas être d'ici pour utiliser ces « agranas », formant partout des haies sauvages, en guise de décoration florale! ...
Jean Gounod est ravi de trouver un compagnon de jeux, bien que les premiers contacts soient difficiles entre lui et le petit Henry Rousset qui ne parle que provençal. Mais l'enfance a ses secrets et ses connivences. Et bientôt ils seront inséparables. Pendant que la bonne - ou Pelissiero - surveillent leurs ébats, Gounod et sa femme visitent le pays et ses alentours: elle tient à découvrir chaque coin dont les charmes lui ont été tant vantés... Le couple fait le rituel tour du Cours, va à la messe - que ces toilettes parisiennes sont étranges ! Les très rares bourgeoises du cru qui ne portent pas le costume arlésien ne sont pas les moins admiratives. Les toilettes de Madame Gounod font sensation. Mais on s'interroge sur les mÏurs parisiennes: Monsieur Gounod, si distingué, et si pieux, ne conduit-il pas sa femme au café ? On est fort surpris, ici, où un homme n'accepterait d'être accompagné par sa femme en un tel lieu que le jour de la fête votive ou le soir du feu d'artifice: le reste du temps, ce serait pour le moins inconvenant... Mais Madame Gounod assistera aussi - et cela s'est-il jamais vu ? &emdash;au banquet offert par la Ville à son époux - un banquet d'hommes, évidemment...
LE BANQUET
Car lorsque Gounod annonce son départ, on lui fait savoir qu'un banquet officiel sera servi en son honneur, sous la présidence de Frédéric Mistral. Le docteur Casimir Blain, maire, ses adjoints Cyprien Gautier et Isidore Blanc, le juge de paix M. de Raismes, le poète Marius Girard, l'érudit Adolphe Michel - qui a traduit en provençal le livret de l'opéra - et quelques autres notabilités saint-remoises, sont de la partie: vit-on jamais autant de redingotes et de chapeaux hauts-de-forme à un repas servi à Ville-Verte ?... Nous sommes le jeudi 26 mai 1863: il est huit heures du soir. Pelissiero s'est surpassée dans la confection du menu. Monsieur Iltis y goûte, bien entendu, en compagnie de deux autres Alsaciens de passage. Les toasts sont aussi nombreux que les plats servis. Après celui du Maire, alors que le champagne pétille dans les coupes, Mistral se lève et prononce le «brinde». dont nous donnons la traduction: « Il va donc partir, messieurs, le maître musicien - qui vint prendre avec nous le soleil un matin ! Le vallon de Saint-Clerg est tout triste: hélas ! - fauvettes et grillons le consoleront peu - des accords tout nouveaux qu'il entendait bruire. - En l'honneur de Gounod, amis, portons un toast, - pour que Dieu longuement le maintienne au missel ! Harmonieusement que chaque verre tinte - en l'honneur de Gounod le musicien limpide - qui, si loin, fait tinter les murmures de Provence ! »
Le banquet terminé, tout le monde se rend au siège de l'Echo des Alpines, installé dans l'ancien hôtel des Tourrel d'Almeran-Maillane, et sis dans la rue de la Place (actuellement rue Carnot), où, dans la grande salle du premier étage, l'assistance prend place pour avoir la primeur de cette Mireille saint-remoise. Mais écoutons Marius Girard, témoin de la scène: « Là, à la clarté de la lampe qui servait à nos répétitions, (le maître) s'assit sur une chaise boiteuse et vermoulue, devant un harmonium poussif aux touches jaunâtres et usées. Nous fîmes cercle autour de lui, et de sa jolie voix de baryton, pas très forte mais bien timbrée, Gounod nous déflora sa partition. Il nous chanta: le chÏur des « Magnanarelles », celui des « Moissonneurs », le morceau d'Ourias: « Si les filles d'Arles sont belles » ; le duo de « Magali », la chanson d' « Andreloun » ; le récitatif de Maître Ramon: « Le chef de famille autrefois ». Nous étions ravis, nous écoutions dans un silence religieux. Gounod chantait bien et ce qu'il chantait nous allait droit au cÏur... »
On imagine l'émotion de tous ceux qui viennent d'assister à cette étrange « première », y compris celle du musicien qui va se séparer de tous ceux qui sont là comme pour lui exprimer les sentiments de toute la population. Pour les en remercier, Gounod ne leur fait pas de discours: quelle meilleure interprète que sa musique ? Mais, comme s'il voulait donner plus de sens à son « Au revoir » et mieux tempérer son profond sentiment, il se met une dernière fois au vieil harmonium des orphéonistes saintremois et... mais écoutons encore Marius Girard: « Gounod nous chanta, avant de nous séparer, la chanson fameuse de Bérenger « Mon vieil habit » dont il avait écrit la musique depuis peu. Jamais ! non jamais! nulle part, en aucun lieu, dans aucun concert, je n'ai entendu interpréter, souligner, mettre ainsi en lumière toutes les délicates nuances de cette adorable chanson. Toutes les fois qu'arrivait le refrain: « Mon vieil habit ne nous séparons pas ! » nous avions des larmes dans les yeux ».
LA PARTITION SAINT-REMOISE
C'est un peu comme une réunion de famille, toute simple, que prend fin le banquet. Les Gounod en conserveront un souvenir attendri et, dès le retour en leur villa de Saint-Cloud, le premier travail du Maître, le 2 juin 1863, sera d'écrire au Maire de Saint-Remy, Casimir Blain: « A qui dois-je mon premier et mon plus empressé souvenir si ce n'est à vous et à tous ceux qui, comme vous, ont si délicatement choyé et si chaleureusement fêté mon séjour dans ce cher St-Remi qui ne sortira plus ni de ma mémoire ni de mes affections ? Oui, vous m'êtes encore tous présents, et je sens que c'est pour longtemps: je vois et j'évoque souvent autour de moi tous ces bons et affectueux visages dont la sympathie si vive a fait pour moi, oserai-je le dire, autant de compatriotes et de frères, d'autant d'inconnus qu'ils étaient auparavant! C'est aujourd'hui, c'est loin de vous tous, que je me prends à regretter le peu de temps que m'a donné mon séjour dans votre pays enchanteur, et les trop rapides instants passés au milieu de vous. Un accueil aussi cordial, aussi plein d'élan et d'effusion, des témoignages qui m'ont causé une si douce et si profonde émotion, devaient avoir leurs épines et je ne me trompais pas lorsque je vous disais que de tels adieux me rendraient la séparation très dure et le départ très douloureux. Aussi vous ai-je envoyé de bien grosses larmes qui se seraient perdues en route si elles n'étaient allées trouver ceux qui me les faisaient répandre... Croyez bien, tous, que je n'oublie personne... le me rappelle donc à la mémoire de chacun, sans me livrer à un détail nominal dont je serais néanmoins en état de me tirer avec une très grande précision en faisant le tour de notre banquet d'adieux... Dites à tous que rien de ce que j'ai reçu d'eux n'est perdu et que je regrette que « Mireille » ne soit plus à faire, pour pouvoir y mettre un peu de ce qu'ils m'ont donné... »
Mireille, cependant, ne dispensera pas une grande satisfaction à son auteur - l'accueil que le public et la critique lui réserveront sera aussi froid que celui qu'ils firent à ses Ïuvres précédentes. La partition connaîtra même de multiples avatars, causés surtout par la cantatrice qui tient le rôle de Mireille, Mme Miolan-Carvalho. La première représentation a lieu au Théâtre-Lyrique le 19 mars 1864, en présence de Mistral. Des cinq actes que comporte la partition originale, que l'on peut qualifier de saint-remoise, on n'en gardera que trois - ce qui nécessitera la suppression de nombreuses et belles pages musicales. Il faudra attendre 1939 pour qu'un élève de Gounod, Henri Büsser, fasse rejouer à l'Opéra-Comique cette version première que nous pourrons entendre au théâtre antique d'Arles, le 28 juin 1941, sous la direction de Raynaldo Hahn...
La version remaniée - celle qui est toujours représentée - fut donnée au vallon de Saint-Clerg en 1913 puis en 1930, et aux Antiques en 1963. Ce n'en furent pas moins de triomphales représentations qui firent battre le coeur de Saint-Remy qui reste reconnaissant à Charles Gounod d'avoir lié son nom au sien dans une gloire qui, pour être maintenant populaire, n'en est sans doute que de meilleur aloi...
Marcel BONNET
PROGRAMME DE L'AMITIE LAIQUE 1978
Imprimerie du Sud-Est - St-Remy